La soprano états-unienne Renée
Fleming propose dans ce nouveau disque-récital avec orchestre un programme original
et plutôt courageux pour une diva d’un tel renom, et remarquablement conçu autour
de la mélodie française d’un siècle entier, associant dans l’ordre chronologique
trois grands compositeurs à l’évidente filiation, qui partagent une fluide
transparence des textures de l’orchestration, d’une suave et limpide sensualité.
Dans Shéhérazade (1903) de Maurice Ravel (1875-1937) la concurrence est
sévère. Quantité de cantatrices, et pas des moindres, se sont attachées à ce
cycle de trois mélodies qui se placent dans la mouvance à la fois de l’Orient de
Rimski-Korsakov par les couleurs et les timbres alanguis, de Claude Debussy par
la déclamation libre s’appuyant sur des vers à la rythmique dégagée et par la
fluidité orchestrale, mais aussi de Wagner par la longueur des phrases et la liberté
de la forme, tout en restant infiniment ravélien dans ses modulations vives et scintillantes.
Le tout est d’une beauté épanouie et sensuelle, à l’instar des trois appels au « vieux
pays merveilleux » qui ouvre le cycle sur un premier poème de Tristan
Klingsor (1874-1966), Asie. Moins
courus en revanche les neuf Poèmes pour
Mi qu’Olivier Messiaen (1908-1992) a dédiés à sa première épouse, Claire
Delbos, qu’il surnommait Mi. Pour ce cycle, le compositeur a écrit lui-même les
textes où il glorifie le sacrement du mariage et chante les états d’âme d’un
jeune marié. Directement composés pour la voix de soprano dramatique et grand orchestre
(4 flûtes 3 hautbois, 2 clarinettes, 3 bassons, 4 cors, trompettes et trombones
par 3, tuba, 3 percussionnistes, cordes divisi),
les Poèmes pour Mi ont été créés à la
Spirale le 28 avril 1937 par Marcelle Bunlett et l’Orchestre de la Société des
Concerts du Conservatoire dirigé par Roger Désormière. L’écriture est d’une
grande liberté stylistique, sans barres de mesure, le langage modal, les rythmes
irréguliers suivant les fluctuations naturelles de la langue, la ligne vocale
alterne psalmodie, plain-chant et vocalises. De huit ans le cadet de Messiaen mais
à la tête d’une production infiniment moins prolifique que son aîné, Henri
Dutilleux (né en 1916) a composé ses premières mélodies en 1954 pour baryton et
piano orchestrée ultérieurement, avec les Deux
Sonnets de Jean Cassou extraits
des Trente-trois Sonnets composés en
secret par le poète de la Résistance Jean Cassou (1897-1986). Commencé plus
d’un demi siècle plus tarde et achevé en 2009, l’ultime cycle vocal de
Dutilleux à ce jour, Le Temps L’Horloge
a été composé pour Renée Fleming à la suite d’une rencontre dans les studios de
Radio France entre la soprano étatsunienne et le compositeur français. Les deux
poèmes lapidaires de Jean Tardieu (1903-1995) - le premier, Le Temps l'horloge,
donne son titre au recueil -, ainsi que le poème en prose de Charles Baudelaire
(1821-1967) qui conclut le cycle après un interlude orchestral où le
violoncelle prédomine, Dutilleux retrouvant ainsi le somptueux climat du
concerto Tout un monde lointain, Enivrez-vous, instaurent une atmosphère apaisée,
un lyrisme onirique et primesautier. L’effectif instrumental est conséquent,
avec rien moins qu’un piccolo, deux flûtes, deux hautbois, deux
clarinettes, clarinette basse, deux
bassons, contrebasson, trois cors, trois trompettes, trois trombones, tuba,
timbales, deux percussionnistes (crotales, cymbales suspendues, 2 tams-tams,
wood-block, tambour grave), vibraphone, marimba, harpe, célesta, clavecin,
accordéon et cordes. Dans Le
Masque, second des poèmes de Tardieu sélectionnés par Dutilleux qui
lui inspire la plus longue des quatre mélodies du cycle, s’associent l’ensemble
des cuivres de l’orchestre qui fusionnent leurs timbres en de mystérieux
alliages aux élans nocturnes dans la tradition de Debussy. Retrouvé après la
mort du poète au camp de Terezin, le Dernier
Poème de Robert Desnos (1900-1945), placé avant l’Interlude, sonne
telle une chanson mélancolique, avec ses lents soupirs d’accordéon qui bercent
de sanglots étranglés le grave de la voix.
Dans Shéhérazade, Renée Fleming, diction hasardeuse et timbre désincarné,
ne peut faire oublier Régine Crespin, dont l’enregistrement avec l’Orchestre de
la Suisse romande dirigée par Ernest Ansermet (CD Decca) reste inégalé, d’autant
que l’interprétation de la soprano américaine manque de carnation et le ton est
trop maniéré bien que justement enjôleur, encouragée à l’asthénie par la
direction emphatique d’Alan Gilbert et les couleurs contraintes de son
Orchestre Philharmonique de New York. En revanche, dans Poèmes pour Mi de
Messiaen, la voix de Renée Fleming est cristalline, magnifiée par les timbres
scintillants et les harmonies fantomatiques de Messiaen mis somptueusement en valeur par Gilbert et le New York Philharmonic Orchestra. Tout comme dans les Dutilleux,
qui lui a dédié Le Temps l’Horloge. Capté au Théâtre des Champs-Elysées
lors de la création du cycle entier le 7 mai 2009,l'enregistrement de ce dernier cycle avait été
un temps disponible en CD en tirage limité. Mais la ligne de chant, plus fluctuante,
rend Fleming moins directement compréhensible les vers de Tardieu, Desnos et Baudelaire
que dans les textes de Messiaen et de Cassou, mais l’expression est d’une puissance
telle que l’interprétation de Fleming s’avère d’une sensibilité d’une
efficacité confondante, tandis que, à la tête d’un excellent Orchestre National
de France, Seiji Ozawa ménage des couleurs instrumentales d’une fascinante
beauté.
Bruno
Serrou
1 CD Decca 478
3500 (1h09mn07)
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