Comme toujours avec Pierre Boulez,
le programme du CD que vient de publier Deutsche Grammophon, fruit de la captation
d’un concert à Tokyo en avril 2003, est un modèle didactique. Sont en effet
réunies ici deux partitions du dernier romantisme aux élans singulièrement dramatiques, Tristan und Isolde (1857-1859) et Pelleas und Melisande (1902-1903), de
deux compositeurs, Richard Wagner (1813-1883) et Arnold Schönberg (1874-1951),
dont la filiation est avérée ; deux œuvres dont le chromatisme exacerbé conduira à l’atonalité pour ouvrir les portes aux langages du XXe
siècle. « La succession de Wagner, reprise par Mahler et par Schönberg, rappelle
Pierre Boulez, a abouti à un chromatisme intégral qui naquit de nécessités
expressionnistes ; les relations tonales étant de plus détériorées par un
chromatisme anarchisant, on en arriva vite à une écriture appelée
atonale. »
Une seule fois Pierre Boulez a
dirigé Tristan und Isolde, l’opéra le
plus fondateur et fascinant de Richard Wagner. C’était à Osaka, en avril 1967, lors
d’une tournée au Japon du Festival de Bayreuth dans la célèbre mise en scène de
Wieland Wagner, qui venait de mourir. Ce qui est étrange est que Boulez n’ait
jamais retrouvé cette immense partition qui lui était pourtant de toute
évidence destinée tant elle est porteuse d’avenir, davantage encore que tout
autre ouvrage chez Wagner. Cette carence s’avère d’autant plus regrettable
qu’elle tient carrément de l’abandon, sentiment amplifié par l’écoute de l’enregistrement
« live » du seul Prélude du premier acte par Boulez proposé par ce disque
publié en ce mois de février. Un
enregistrement réalisé au Japon, qui sied décidément à Boulez et Tristan, où le
compositeur chef d’orchestre français se retrouve à la tête d’un remarquable orchestre
allemand de jeunes musiciens fondé par son ami Claudio Abbado, le Gustav Mahler
Jugendorchester que le maître aime à diriger. Transparence et clarté, douleur et flamme, Boulez dirige ce prélude de façon précise,
mesurée et pudique tout en se faisant extraordinairement expressif.
Ces exceptionnelles qualités prennent
leur pleine mesure dans l’immense poème symphonique Pelleas und Melisande de
Schönberg. Lorsque ce dernier se vit recommander le texte éponyme de Maurice
Maeterlinck par Richard Strauss pour un opéra, ils ignoraient tous deux
l’existence du Pelléas et Mélisande
de Claude Debussy. Composée à Berlin en huit mois de l’été 1902 à l’hiver 1903,
cette œuvre foisonnante est en fait une symphonie en quatre mouvements formant
un bloc unique pour très grand orchestre (17 bois, 18 cuivres, 8 percussionnistes,
2 harpes, cordes en proportion). D’où l’exceptionnelle difficulté d’exécution
de cette partition. Or, la lecture de Boulez est un quasi miracle. L’équilibre
entre les pupitres, leur netteté, leur flamboyance sonore, la clarté de la
polyphonie qui irise la densité thématique d’une richesse hors norme – Berg y discerna
vingt thèmes – de sa direction donnent à l’œuvre toute sa puissance narrative, sa
suave sensualité. En effet, la direction de Boulez exalte la virtuosité et l’éclat
des instruments, tous les pupitres étant magistralement mis en relief, illuminant
l’articulation et les captivants dialogues des musiciens, ce qui permet à l’oreille
de distinguer clairement le fourmillement de l’impressionnante matière
thématique élaborée par Schönberg qui atteint une transparence, une fluidité singulière
mais caractéristique de Boulez, qui porte une attention ahurissante aux couleurs
également prégnante dans le Prélude de Tristan,
à l’instar de la dimension dramatique inhérente à ces deux prodigieuses partitions.
Bruno Serrou
Encore une fois un article précis et concis.
RépondreSupprimerInconditionnel de l'école de Vienne j'ai bien entendu déjà cet album. Votre analyse est fidèle à la réalité de son écoute.
En toile de fond, est effectivement regrettable cet "abandon" de Boulez pour le Tristan, car, cette partition doit effectivement lui aller merveilleusement.
Pour ce qui est du pellas de Schoenberg, il est bien peu de chefs (et d'orchestres) à même de donner un rendu si précis, analytique et en même temps limpide d'une telle oeuvre. Comme toujours, Pierre Boulez est ici référent.
Un disque à posséder, que l'on soit un mélomane averti de cette période encore trop peu soutenue (je parle ici comme fond culturel obligatoire à dispenser dans la pédagogie au quotidien) ou un curieux voulant découvrir la somme musicale et culturelle, mais aussi d'écriture qu'a apporté cette période.