Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 1er octobre 2024
Toujours passionnants Jordi Savall et
son Le Concert des Nations, quel que soit le répertoire. Lundi soir, à la Philharmonie
de Paris, avec l'appoint de jeunes musiciens de son Académie, le chef catalan a donné
un programme original de symphonies de jeunes compositeurs romantiques, deux
inachevées, la Huitième de Franz
Schubert et la « Zwickau »
de Robert Schumann, suivies de la « Nullte »
d’Anton Bruckner, un Savall toujours élégant, ardent et précis, se déplaçant
avec le soutien d’une canne. Orchestre sur instruments d’époque sonnant feutré
et ciselé mais pas assez étoffé côté cordes (11-9-7-6-5),
Assister à un concert de Jordi
Savall est toujours un enchantement spirituel, intellectuel, musical, une
expérience humaine intense. Seul le chef catalan possède ce supplément d’âme qui
fait toucher le ciel. Lundi soir, à la Philharmonie de Paris avec son Le
Concert des Nations, seize mois après une Missa
solemnis de Ludwig van Beethoven d’une
ardente humanité, il a donné un programme subtilement conçu, réunissant trois
symphonies de compositeurs romantiques célèbres de tradition germanique
composés dans leur jeune maturité, en quête de maturité mais déjà
caractéristiques de leurs personnalités. C’est non pas avec une phalange
symphonique moderne mais avec son orchestre d’instruments anciens Le Concert
des Nations, cette fois avec un effectif de cinquante-six musiciens, qu’il a
fondé en 1989 avec son épouse Montserrat Figueras. Le diapason utilisé
est nettement plus bas que celui généralement utilisé, sans doute réglé sur 430
Hz, tandis que l’instrumentarium est
au plus près de ceux de la première moitié du XIXe siècle, avec
cordes en boyau, violoncelles et contrebasses sans pique, cuivres naturels...
Le rendu sonore n’est pas toujours impeccable, mais aucune faute d’attaque ni
imprécision du jeu et de son ne se sont manifestés. En outre, la disposition
des pupitres de l’orchestre a permis de justes équilibres, avec les violons I
et II se faisant face encadrant violoncelles et altos, contrebasses alignées
derrière l’orchestre, les timbales derrière les violoncelles, les bois par deux
encadrés par les deux trompettes à jardin, les quatre cors et trois trombones
côté cour.
En première partie du
concert, deux œuvres de même nomenclature nées de l’esprit de deux compositeurs
âgés de moins de vingt-quatre ans, Franz Schubert et Robert Schumann. Le
programme débutait sur la partition la plus connue du programme, sinon
populaire, la Symphonie n° 8 en si
mineur « Inachevée » D. 759 (1822) du Viennois. Jordi Savall a donné de cette œuvre dont seuls les
deux premiers mouvements sont complets une interprétation toute en fines
nuances, à la tête d’un Concert des Nations aux bois chaudement colorés. Infiniment
moins courue, la Symphonie en sol mineur « Zwickau »
WoO 29 dont Robert Schumann interrompit la genèse au terme du second morceau et
dont seul le mouvement initial fut joué du vivant de son auteur, dans sa ville
natale de Zwickau sous la direction de son futur beau-père, Friedrich Wieck, le
18 novembre 1832, soit neuf ans avant la conception de ce qui sera sa première vraie
symphonie, « Le printemps ».
Schumann effectue des retouches, particulièrement l’orchestration et supprime l’introduction
lente, et ajoute un second mouvement, qui ne sera jamais joué du vivant de son
auteur, seul le mouvement initial sera néanmoins exécuté le 18 février 1833 à
Schneeberg puis le 29 avril de la même année au Gewandhaus de Leipzig. « Ma
symphonie m’a fait beaucoup d’amis parmi les plus grands connaisseurs de l’art »,
écrira Schumann ç sa mère deux mois plus tard. Pour les deux derniers
mouvements, seules quelques esquisses trop fragmentaires subsistent, et Il faudra
attendre 1972 pour une première édition des mouvements initiaux qui sera
révisée en 2014. C’est cette version qu’a retenue Jordi Savall.
La seconde partie était entièrement vouée à une symphonie sans numéro d’ordre d’Anton Bruckner d’une durée égale à la somme des deux pages qui ont précédé l’entracte. La Symphonie en ré mineur « Nullte » WAB 100. Il ne d’agit pas d’un essai proprement dit, contrairement à Schumann, mais la démonstration du manque de toute confiance en son talent du maître de chapelle de l’église Saint Florian de Linz, qui écoutait toujours le dernier à qui il montrait ses partitions au point d’aller à l’encontre de ses convictions, au point de dénaturer la quasi-totalité de ses propres symphonies. Cette symphonie » 0 » n’est pas une symphonie d’études, contrairement à la Symphonie en fa mineur « 00 » WAB 99 de 1863, deux œuvres qui ne seront créées toutes deux que le 12 octobre 1924 dans le cadre du même concert à Klosterneuburg (Basse Autriche) pour le centenaire de la naissance de leur auteur, qui l’avait désavouée après que son professeur de composition, Otto Kitzler (1834-1915), lui ait déclaré que son travail n’était « pas vraiment inspiré ». Composée six ans plus tard, la « 0 » aurait en fait dû porter le numéro 2, puisqu’elle a été conçue après la Symphonie n° 1 en ré mineur de 1866 et ce qui allait devenir sa « vraie » Symphonie n° 2 en ut mineur (1872). Bruckner, qui toute sa vie a pensé que les compétents savait mieux que lui, comme le remarquait le chef d’orchestre autrichien Georg Tintner (1917-1999), fut dévasté lorsque Otto Dessoff (1835-1892), chef d’orchestre du Philharmonique de Vienne, le questionna sur le premier mouvement, « Mais où est le thème principal ? » Si bien que lorsqu’en 1895 Bruckner révise ses symphonies en vue de publication, il déclare que cette symphonie « ne compte pas », et écrit sur la page de garde « annullirt » (« annulé »), remplaçant l’indication « Nr 2 » par le symbole « ∅ » assimilé au chiffre zéro, ce qui dut à la symphonie le surnom de « Die Nullte ». La partition autographe est datée du 12 septembre 1869, et pas la moindre page n’a été récupérée par Bruckner pour une œuvre postérieure. Réalisée par Josef V. von Wöss (1863-1943), la première édition date de 1924, tandis que l’édition critique de Leopold Nowak (1904-1991) a été publiée en 1968. De caractère sacré, le mouvement initial est mû par un ostinato dont le concept sera repris dans le premier mouvement de la Symphonie n° 3 en ré mineur, tandis que le Scherzo, plus aéré et souple que ceux qui suivront annonce Chostakovitch, mais la dynamique est plus élancée et suave.
A l’instar de la première partie de la soirée, la Symphonie en fa mineur de Bruckner a été interprétée avec poésie et des tempi allants, mue par une vigoureuse énergie aux arêtes vives et juvéniles mais empreinte d’une délicatesse d’orfèvre. La rythmique impulsée par Savall est toujours aussi impressionnante de tenue, de raffinement, de cœur, le tout propulsé par une acuité rythmique exemplaire insufflée par la conception d’une profonde humanité de Jordi Savall. A la fin du concert, tandis que la salle l’ovationnait, le chef catalan a pris le micro pour rappeler la jeunesse de Schubert et de Schumann lorsqu’ils composèrent les symphonies données en début de programme, avant de lancer un appel pour que les « jeunes d’Israël et de Gaza puissent faire de la musique et non pas tuer des êtres humains ».
Bruno Serrou
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