jeudi 11 juillet 2024

CD : Evénement lyrique avec "Les Bienveillantes" d’Hèctor Parra, Passion de l’Humanité restituée par une éblouissante équipe artistique brillamment dirigée par Peter Rundel

Pour inaugurer sa nouvelle collection « Villa Médicis Live », le label b.records a choisi de publier en première mondiale une œuvre passionnante, un opéra créé voilà cinq ans en Belgique d’un compositeur catalan sur un livret allemand tiré d’une nouvelle d’un écrivain états-unien publié en français... Capté dans le cours des représentations de l’Opéra de Gand (1) qui ont suivi la création à l’Opéra d’Anvers en avril 2019, Les Bienveillantes a définitivement imposé à la scène lyrique le compositeur vivant à Paris Hèctor Parra (né en 1976), grâce à la fructueuse collaboration du metteur en scène espagnol Calixto Bieito, catalan d’adoption, et du librettiste autrichien, le cinéaste dramaturge tyrolien Händl Klaus résultant d’une commande de l’Opéra des Flandres (Opéra Ballet Vlaanderen). Cette parution intervient six mois après le succès genevois du dernier opéra à ce jour d'Hèctor Parra, Justice (voir http://brunoserrou.blogspot.com/2024/01/avec-lopera-justice-hector-parra.html)

Réduire le millier de pages d’un roman d’une rare violence en une partition lyrique de moins de trois heures tient de la gageure. Dans cette abominable épopée qu’est Les Bienveillantes, sixième de ses ouvrages lyriques - son troisième véritable opéra -, le compositeur Hèctor Parra dénonce l’horreur de la Shoa par balles puis des camps de concentration en se fondant sur le récit éponyme de Jonathan Littell. Créée à l’Opéra d’Anvers le 28 avril 2019, cette œuvre est emplie de bruits et de fureurs, au point qu’il a suscité à sa création un « intense malaise », selon les critiques qui y ont assisté. C’est d’ailleurs la réussite de ces Bienveillantes qui a convaincu le directeur de l’Opéra Ballet flamand (Vlaanderen), Aviel Cahn, de passer de nouveau au compositeur la commande d’un opéra sitôt nommé à la tête du Grand Théâtre de Genève, Justice, qui puise cette fois dans un tragique événement en Afrique subsaharienne lié au canton de Genève. La fresque du romancier newyorkais Jonathan Littell (né en 1967), Grand Prix du roman de l’Académie française et Prix Goncourt 2006, traduit en plus de vingt langues, conte les mémoires de guerre de l’ancien officier SS Maximilian Aue, membre des brigades des Einsatzgruppen (Groupes d’intervention, unités mobiles d’extermination du IIIe Reich) fou de musique et de littérature françaises, Couperin, Rameau, Stendhal, Flaubert qui, plusieurs décennies après les faits, raconte son implication dans l’exécution du génocide perpétré sur le front de l’Est, en Ukraine, de Babi Yar à Kharkiv, puis en Pologne, à Auschwitz, ainsi que ses aventures de Berlin à Stalingrad et dans la campagne poméranienne, et qui, après la chute de la capitale du Reich, parviendra à fuir dans le sud de la France.

Hèctor Parra (né en 1976), Les Bienveillantes. Photo de la création à Anvers, avril 2019. Photo : (c) Annemie Augustijns

Le titre de l’œuvre renvoie au troisième volet de L’Orestie d’Eschyle, Les Euménides, où les trois divinités vengeresses de la mythologie grecque que sont les redoutables Erinyes persécutent les criminels, notamment les parricides, telle la relation Oreste/Electre (les jumeaux Max et Una - qui n’est pas sans rappeler également ceux des Wälsungen, Sieglinde/Siegmund, de Die Walküre -, qui, pour venger leur père Agamemnon, tuent leur mère Clytemnestre et leur beau-père Égisthe, actes que l'on retrouve ici dans le matricide de Max après avoir tué son beau-père. Plus tard, la déesse Athéna transformera la fureur des Erinyes en puissance consolatrice, comme le rappellera le poète cinéaste italien Pier Paolo Pasolini en 1966 dans son poème en vers libres Pylade qui commence là où se termine Les Euménides d’Eschyle. A sa parution, le roman de Littell a suscité nombre de malaises dans l’exploration et la description des crimes les plus abjects qui y sont narrés.

S’appuyant sur la passion du personnage central pour la musique, conformément à la structure originelle du roman, Händl Klaus découpe son livret en sept sections à la façon d’une suite de danses baroque s’ouvrant sur une Toccata, qui prélude à Allemande, CouranteSarabande, Menuet, Air et Gigue, et choisit les langues allemande et française qu'il distribue selon les origines des protagonistes, le texte éludant les personnages historiques et réduisant la présence de Thomas Hauser, mentor salvateur du narrateur et son compagnon dans sa descente aux enfers au centre d’une relation homosexuelle. La liaison incestueuse de Max et de sa sœur Una est surlignée, ainsi que la mort violente de la mère et de son amant à Antibes. Le compositeur n’a pas lésiné sur le fait de faire entendre les problèmes gastriques dont souffre le narrateur qui suscitent de fréquentes diarrhées, tandis que le librettiste abuse du mot Scheisse. L’œuvre restitue vaillamment la violence souvent fort crue du roman de Littell, au risque de l’insoutenable. La partition est haletante, et les moments de répit sont extrêmement rares, émergeant principalement dans l’évocation de la relation incestueuse de Max Aue avec sa sœur Una, elle-même mariée au compositeur Berndt von Üxküll, personnage muet qui renvoie à Anton von Webern. Elle revendique de multiples influences, en fait des paraphrases et des atmosphères plutôt que des citations, de Johann Sebastian Bach (Johannes Passion) et Anton Bruckner (Symphonie n° 7) à Dimitri Chostakovitch (Symphonie n° 13 « Babi Yar », partition qui évoque l’extermination du peuple juif) et Bernd Aloïs Zimmermann (Die Soldaten), en passant par Richard Wagner (Tristan und Isolde, Die Walküre, Der Götterdämmerung), Arnold Schönberg (Moses und Aron) et Alban Berg (Wozzeck et Lulu), ainsi que des chansons populaires de la période nazie et des comptines. Fort exigeante et singulièrement consistante, l’écriture vocale d’Hèctor Parra exploite tous les modes d’expression imaginables, du parlé au chanté en passant par le Sprechgesang (parlé-chanté) mais aussi le rire, le cri et les larmes. Telle une tragédie grecque et une Passion de Johann Sebastian Bach, l’action est commentée par un grand chœur mixte antique et un turbae confié à un quatuor vocal (soprano, contralto, ténor, basse) qui incarnent tour à tour bourreaux et victimes, là où chez le cantor de Leipzig ils campent chrétiens et juifs. Hèctor Parra destine au turbae des pages singulièrement poignantes qui sont vaillemment interprétées par Hanne Roos, Maria Fiseler, Denzil Daleare et Kris Belligh.

A la tête d’une distribution de premier plan, l’omnipotent narrateur, Max Aue, est tenu de façon magistrale par l’impressionnant Peter Tantsits. Omniprésent, authentique chanteur-acteur, particulièrement endurant - l’opéra s’ouvre sur sa voix parlée soutenue par un tapis de continuo sinistre éclairé par de délicates couleurs instrumehtales -, le brillant ténor étatsunien surmonte avec une aisance remarquable et sans faillir le moins du monde une tessiture exceptionnellement tendue avec les moyens d’un ténor héroïque d’une solidité d'airain et l’élégance d’un interprète de lieder apte à restituer la complexité psychologique de ce personnage profondément tourmenté. Son mentor Thomas Hauser est tenu à la perfection par le baryton allemand Günter Papendell, tandis que le ténor dramatique italien Gianluca Zampieri au timbre âpre impressionne dans sa triple incarnation de brutes sanguinaires, le fictif et immonde Dr Mandelbrod, éminence grise du régime nazi pour la Shoa, le tout puissant chef du RSHA (Office Central pour la Sécurité du Reich) Ernst Kaltenbrunner, et le commandant SS Grafhorst. Le ténor rossinien catalan David Alegret dans le rôle du beau-père de Max et Una Aristide Moreau, et la mezzo-soprano autrichienne Natascha Petrinsky dans celui de la mère Héloïse avec ses hurlements barbares parfaitement contrôlés forment un couple terrifiant, tandis qu’Hèctor Parra choisit d’exposer le double meurtre dans l’un des passages les plus lénifiants de l’opéra. Telle une funambule à la voix haut-perchée, la soprano mozartienne suisse Rachel Harnisch, qui s’est retirée de la scène lyrique la saison dernière, séduit en incarnant une Una d’une bouleversante intensité.

Dirigé de façon magistrale par Peter Rundel, directeur musical depuis 1999 du Royal Philharmonic Orchestra of Flanders et depuis 2005 du Remix Ensemble au Portugal qui s’exprime pleinement dans les Allemandes I & II, l’orchestre d’Hèctor Parra propose une constante et somptueuse polyphonie, à la fois ample et intense, remarquablement servie par l’Orchestre Symphonique de l’Opéra Ballet Vlaanderen, ainsi que le chœur de cette même institution flamande, le violoniste chef d’orchestre allemand mettant également magnifiquement en lumière les épanchements lyriques suscités par les retrouvailles des jumeaux dans la Courante, tandis qu'il éclaire de l’intérieur l’écriture luxuriante du compositeur catalan, qui ne cesse de surprendre près de trois heure durant, tant il renouvelle continuellement sa palette sonore, autant en alliages de timbres et de couleurs qu’en expressivité.

Présentée en un luxueux coffret format livre, cette captation live réalisée à l’Opéra de Gand est malheureusement peu facile à suivre en raison d’un livret peu pratique à manier. En effet, les disques sont ardus à extraire de leur logement, le texte quadrilingue (français, allemand, anglais, espagnol) est difficilement lisible à cause de caractères type machine à écrire utilisés trop petits, les plages ne sont pas indiquées dans le corps du texte, si bien qu’il faut continuellement se référer aux trois premières pages pour s’y retrouver, et seuls quelques membres de l’équipe artistique ont droit à une notice biographique, tandis que trop peu de documents photographiques de la production ponctuent les pages, qui fort heureusement reproduisent plusieurs exemples musicaux tirés de la partition. Il s’agit donc d’un très beau produit fait davantage pour le plaisir des yeux, particulièrement pour ceux des graphistes, que pour l’usage de ses acquéreurs.

Bruno Serrou

1) 3 CD b.records « Villa Médicis Live »/Outhere Music LBM 062. Enregistrement : 14-16 mai 2019. Durée : 2h 53mn. DDD

 

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