lundi 30 septembre 2024

Les Brigands de Jacques Offenbach mode queers de Barrie Kosky à l’Opéra de Paris

Paris. Opéra national de Paris-Palais Garnier. Jeudi 26 septembre 2024

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. L'arrivée de l'ambassafe espagnole. Photo : (c) Agathe Poupeney

« Y a des gens qui se dis’nt Espagnols/Et qui n’sont pas du tout Espagnols…/Nous, nous sommes de vrais Espagnols,/Ça nous distingue des faux Espagnols ». De l’opéra-bouffe Les Brigands de Jacques Offenbach, l’Opéra de Paris propose une approche transgressive et conformiste de drag’ queens mise en scène lourdingue de Barry Kosky. Seul tableau bien venu, l’apparition des Espagnols… Orchestre flamboyant dirigé avec allant par Stefano Montonari, distribution en faisant des tonnes avec une certaiune élégance néanmoins sous l’impulsion de Marcel Beekman à la voix puissante 

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. Photo : (c) Agathe Poupeney

Au tournant des années 1867-1869, tandis que sa Grande Duchesse de Gerolstein est à l’affiche du Théâtre des Variétés, Jacques Offenbach s’est attelé à la genèse Les Brigands, avec la complicité du fameux binôme de librettistes Henri Meilhac et Ludovic Halévy. Un temps interrompue en raison de la genèse de La Périchole, qui allait être créé le 6 octobre 1868, la conception des Brigands s’avère compliquée, et il faut attendre octobre 1869 pour que l’œuvre aboutisse avant d’être créée au Théâtre des Variétés le 10 décembre suivant. Une décennie plus tard une seconde version est proposée au Théâtre de la Gaîté le 25 décembre 1878, incluant un quatrième tableau.

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. Antoinette Dennefeld Fracoletto), Marcel Beekman Falsacappa), Marie Perbost (Fiorella). Photo : (c) Agathe Poupeney

Pour sa douzième représentation In loco, l’œuvre ayant fait son entrée à Garnier en 1931, donnée soixante-deux ans plus tard à l’Opéra-Bastille par la troupe des Deschiens, c’est la version première que propose l’Opéra de Paris au palais Garnier, celle de 1869, à laquelle ont été ajoutés des dialogues réactualisés par le dramaturge Antonio Cuenca Ruiz associés à un monologue écrit par l’humoriste « performeuse » Sandrine Sarroche, qui tient le rôle du ministre du Budget Antonio avec des blagues lourdingues visant Michel Barnier, Bruno Le Maire et autres ministres sans le moindre recul humoristique - le maillon faible de la production tant elle semble ne pas croire à ce qu’elle dit d’une voix peu audible. Le sujet prête à tous les déguisements possibles, et le metteur en scène australien ne se prive pas pour en jouer et en abuser, se situant dans la ligne de ses confrères qui se plaisent à pérenniser dans l’opéra-bouffe l’esprit de l’opérette et de la gaudriole, depuis les Branquignols et les Deschiens, jusqu’à Jérôme Savary et Olivier Py (avec les inévitables cornettes de l’ordre des Filles de la Charité), plongeant quant à lui dans l’univers des drag queens qui n’a plus rien de subversif tant il est en vogue désormais, au point d’être devenu un divertissement proposé par une chaîne de télévision du service public intitulé Drag Race France. Tant et si bien qu’il faut un long moment pour commencer à rire de bon cœur, tant la charge sexuelle est excessive durant les deux tiers du spectacle, avec ces traits surlignés au transgenre désormais invasif, LGBTIQA+. Il n’y a rien à redire quant à la qualité de la production, sorte de carnaval bigarré et déjanté façon gay pride. Côté fosse, l’orchestration s’avère par instants un brin trop épais et trop sonore. L’action se situe dans un vieux théâtre dont les éléments de décors viennent des réserves de magasins voisins utilisés en fonction des scènes laissant libre une grande partie du plateau où s’expriment un nombre assez considérable de personnages, choristes, danseurs, acrobates, figurants, tandis que des toiles peintes délimitent l’espace de jeu en fonction des péripéties de la narration animée par une compagnie de coupe-jarrets au demeurant sympathiques.

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. Mathias Vidal le Prince de Mantoue), Doris Lamprecht (la Marquise), Hélène Schneiderman (la Duchese). Photo : (c) Agathe Poupeney

A la tête de cette équipe de brigands bigarrée qui passent leur temps à se travestir et à changer d’identité, le queer Falsacappa tenu par Marcel Beekman façon clone de la drag queen Divine, égérie du cinéaste états-unien John Waters, avec son front dégarni tel un clown blanc, ses maquillages outranciers, ses perruques choucroutes aux couleurs chamarrées, et sa robe moulante rouge à paillettes d’or et à large volant perché sur des talons-échasses, ce qui lui permet de déployer un humour trash qui passe heureusement sans trop de difficulté tant le ténor néerlandais, aussi brillant chanteur que flamboyant comédien, s’exprimant en souplesse, avec une autorité naturelle et une certaine tenue tant ses gestes et son expression demeurent à la frange de la vulgarité, tandis que sa voix est riche, ample et flexible, capable de diversifier couleurs et tons avec habileté. Sous sa coupe, la distribution s’égaye avec bonheur, surtout dans la seconde partie du spectacle. A commencer par le délicieux couple Fiorella, fille de Falsacappa, Fragoletto tenu par la soprano Marie Perbost et la mezzo-soprano Antoinette Dennefeld, voix puissante et saine à l’élocution claire, l’inénarrable Comte de Gloria-Cassis de Philippe Talbot à la ligne de chant exemplaire qui porte de façon éblouissante la scène la plus réussie du spectacle entier, le tableau espagnol avec son pompeux décorum étincelant chargé de bondieuseries hispaniques, ainsi que l’ineffable infante de la contralto gabonaise Adriana Bignagni Lesca à la voix de velours, et dans les courts rôles du Chef des carabiniers et du Baron de Campotasso somptueusement distribués, Laurent Naouri à la voix de stentor et à un Yann Beuron toujours excellent, tous deux terminant en caleçon blanc, le premier le buste recouvert d’un marcel le second d’une chemise, tandis que Mathias Vidal, Eric Huchet et Franck Leguérinel s’imposent respectivement en Prince de Mantoue, Domino et Barbavano.

Jacques Offenbach (1819-1880), Les Brigands. Laurent Naouri (le Chef des carabiniers), Yann Beuron (le Baron de Campotasso). Photo : (c) Agathe Poupeney

A l’instar de la mise en scène, le spectacle ne traîne pas côté musique, Stefano Montaniri menant l’ensemble à bout de bras et en manche de chemise dégradée de gris depuis la fosse sans le moindre temps mort. La direction du chef italien est enlevée avec souplesse et énergie, l’Orchestre de l’Opéra de Paris, rutilant, réalisant un sans-faute malgré les tempi soutenus du chef italien. Les chœurs sont également à saluer par leur homogénéité, leur engagement et la précision de leur jeu qui trahit une réelle délectation à s’exprimer sur la scène comme autant de personnages bigarrés.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 12 octobre 2024. Le spectacle sera repris à la fin de la saison à Garnier du 26 juin au 12 juillet 2025

dimanche 22 septembre 2024

260 projecteurs pour un "Tristan und Isolde" d’ombre et de lumière au Grand Théâtre de Genève

Genève (Suisse). Grand Théâtre. Dimanche 15 septembre 2024

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Gwyn Hughes Jones (Tristan). 
Photo : (c) Carole Parodi

Chef-d’œuvre entre les chefs-d’œuvre, Tristan und Isolde de Richard Wagner est l’opéra de l’Amour absolu. Le drame est dans les cœurs et seule l’âme s’exprime. Nulle nécessité de dramaturgie ici. Tout est suggéré par l’orchestre et la voix. Au Grand Théâtre de Genève, Marc Albrecht et Michael Thalheimer proposent un beau Tristan pour ce qui s’avère la production-phare de l’institution lyrique genevoise

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Kristina Stanek (Brangäne), Gwyn Hughes Jones (Tristan). Photo : (c) Carole Parodi 

Pour le retour de l’ouvrage vingt ans après sa dernière production, c’est un Tristan und Isolde de Richard Wagner allégorique et chambriste que le Grand Théâtre de Genève propose comme première production de sa saison 2024-2025. La mise en scène de Michael Thalheimer est centrée sur la direction d’acteurs avec une scénographie réduite à des rangées de projecteurs face public. Direction musicale onirique et fluide de Marc Albrecht que l’on eût aimée plus tendue et tragique, prenant néanmoins toute sa force dans le troisième acte, avec un Orchestre de la Suisse Romande parfait de cohésion et de précision. Tristan endurant de Gwyn Hughes Jones (acte final hallucinant), superbe Isolde d’Elisabet Strid, remarquables Brangäne de Kristina Stanek et Kurwenal d’Audun Iversen, roi Marke un peu raide mais impressionnant de Tareq Nazmi.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Gwyn Hughes Jones (Tristan). 
Photo : (c) Carole Parodi

Faite d’ombre et de lumière, la scénographie de Henrik Ahr est d’essence minimaliste, figurant la nuit protectrice et le néant qu’appellent le couple d’amants, dominé par un mur de projecteurs jouant avec le crépuscule mû par diverses formes géométriques avant d’être brièvement totalement allumé à l’aplomb d’un plateau nu, le metteur en scène ayant choisi « d’éviter tout ce qui est inutile » pour que le public puisse mieux s’abandonner « à une œuvre qui ose prendre son temps ». Ainsi, sur le plateau, pas le moindre accessoire ni aucune trace pouvant suggérer un lieu, nul vaisseau, seule une estrade mobile qui s’élève et s’abaisse permet aux protagonistes de prendre de la hauteur, notamment à la fin du premier acte lorsque le navire emmenant Isolde aux roi Marke approche des Cornouailles, mais nulle forêt, nul vestige de Karéol, pas même une table ni une chaise, rien que de l’épure d’où seule émerge une corde tirée tour à tour par Isolde puis par Tristan. Porteur de quelques deux cent soixante spots, le mur lumineux ne cesse d’éblouir le spectateur, l’intensité variant du jaune pâle au blanc éclatant à contrario de l’intensité du drame, jusqu’à aveugler carrément à la mort d’Isolde, qui expire sur le cadavre de Tristan, au point de rendre invisible le climax ultime de l’œuvre. Ainsi, le metteur en scène peut concentrer le drame sur l’intensité du jeu et des attitudes d’une plastique évanescente des personnages qui ne se rencontrent et ne se touchent jamais, le seul lien charnel entre les amants étant le regard, jusqu’à ce qu’Isolde trouve Tristan agonisant vingt minutes avant la fin.

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Audun Iversen (Kurwenal), Tareq Nazmi (Le Roi Marke), Gwyn Hughes Jones (Tristan), Kristina Stanek (Brangäne), Elisabet Strid (Isolde). Photo : (c) Carole Parodi

Toute la place a donc été laissée à la musique, autant aux chanteurs qu’à l’orchestre, le spectateur étant souvent invité de fermer les yeux pour échapper à l’aveuglement des projecteurs. Fosse et plateau sont au diapason, s’imposant d’égale façon, sous l’impulsion poétique et nuancée de Marc Albrecht. Remarquablement équilibré malgré, l’Orchestre de la Suisse Romande brille de tous ses feux sous la direction précise et onirique du chef allemand, tandis que, dans le premier acte, le chœur d’hommes de l’Opéra genevois est parfait. Albrecht rend particulièrement fluides les voix instrumentales dans leur prodigieuse diversité, en donnant à la formation suisse la consistance de la musique de chambre tout en assurant la densité et l’étoffe d’une phalange opulente par une richesse des coloris d’une constance et d’un chatoiement de tout instant, mettant en valeur tous les pupitres de l’Orchestre de la Suisse Romande, avec un lyrisme à fleur de peau, tour à tour et à la fois sombre, profond, lumineux, jaillissant. Sur la scène, une troupe de chanteurs d’une grande homogénéité. Jouant de la nuance et du registre de l’émotion, de l’amour éperdu d’une grande intensité, le valeureux Tristan du ténor gallois Gwyn Hughes Jones qui s’échauffe peu à peu, ménageant un peu trop sa voix dans l’acte central pour s’assurer dans l’acte final de sa pérennité vocale ce qui lui permet de se donner sans réserve dans cette heure fabuleuse de musique que constitue l’agonie d’une force dramatique à couper le souffle souligné par un chant à la projection d’une intensité brûlante. Face à lui, la soprano dramatique suédoise Elisabet Strid est une magnifique Isolde, autant physiquement que vocalement. L’intensité dramatique de son incarnation est stupéfiante, son regard habité, sa gestique naturelle, ses élans spontanés attestent à la fois d’une compréhension totale du rôle et une direction d’acteur d’une rare efficacité. La voix est solide, colorée, merveilleusement chantante, le timbre radieux, le nuancier large et épanoui, la diction exemplaire. Déchirante et fiévreuse, sa Liebestod bouleverse par sa force dramatique. Nul doute, cette cantatrice se situe dans la lignée des grandes Isolde suédoises, d’Astrid Varnay et Birgit Nilsson à Nina Stemme, en passant par Berit Lindholm, Catarina Ligendza… 

Richard Wagner (1813-1883), Tristan und Isolde. Elisabet Strid (Isolde), Gwyn Hughes Jones (Tristan).
Photo : (c) Carole Parodi 

Pour sa prise de rôle, la mezzo-soprano allemande Kristina Stanek campe une Brangäne d’exception, intensément dramatique et vraie, la voix est pleine et chaude, d’un velours exemplaire, la ligne de chant d’une perfection absolue, et l’on ne peut que regretter que, chantant depuis le balcon, la voix soit excessivement couverte par l’orchestre dans son second appel du deuxième acte. Autre prise de rôle, la basse belge Tareq Nazmi est un Roi Marke légèrement engoncé et roide, mais sa voix a la profondeur et la noblesse requises par le personnage dont il dit tout de la personnalité complexe mêlant colère contenue, douleur profonde, déception et ressentiment face à la trahison, tandis que l’impressionnant baryton norvégien Audun Iversen est un Kurwenal trépident qui s’exprime pleinement dans un hallucinant troisième acte, et que le ténor français Julien Henric offre un Melot mordant et vindicatif, alors que les trois rôles plus furtifs du matelot/berger et du timonier sont impeccablement tenus par le ténor Emanuel Tomlienovic et le baryton Vladimir Kazakov. 

Bruno Serrou

 

 

 

 

vendredi 20 septembre 2024

Onirique Symphonie n° 3 de Mahler de Jukka-Pekka Saraste sans premiers violons visibles de l’Orchestre Philharmonique de Radio France

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Jeudi 19 septembre 2024

Jukka-Pekka Saraste, Gerhild Romberger, Choeur, Maîtrise et Orchestre Philharmonique de Radio France. 
Photo : (c) Bruno Serrou

Jamais eu aussi mal aux jambes pendant un concert que ce jeudi soir durant l’exécution de la Symphonie n° 3 de Gustav Mahler par l’Orchestre Philharmonique de Radio France à l’Auditorium de Radio France confiné que j’étais en bout de premier rang de balcon côté entre deux murets qui m’ont empêché de voir les premiers violons. Si bien que je n’ai pu apprécier pleinement l’interprétation à laquelle je me faisais pourtant une joie d’assister, et sans doute aurais-je mieux fait d’écouter chez moi le direct de France Musique cette convaincante réalisation 

Jukka-Pekka Saraste, Gerhild Romberger, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Radio France

Il eût pourtant été si simple lorsque le billet m’a été remis que le service de presse me prévienne que la place qui m’avait été attribuée n’était pas des meilleures, en raison de l’affluence exceptionnelle, plutôt que de m’en faire la désagréable surprise une fois rendu à ma place qui ne m’a pas permis de me plonger dans l’écoute dans les conditions physiques idoines. Confiné entre deux rambardes de béton noir cachant la totalité des effectifs des premiers violons surmontées d’une barre garde-fou à hauteur des yeux, le bas des jambes bloqué et les genoux contre le ventre, la souffrance due aux crampes a été telle qu’il m’aura été impossible de me laisser porter à la seule écoute de la plus développée, dense et polymorphe des symphonies de l’histoire de la musique, la Troisième en ré mineur composée en 1895-1896 par Gustav Mahler (1860-1911) avec sa centaine de minutes déployées en six mouvements qui constituent en fait deux parties, le mouvement liminaire ayant la dimension et la structure d’une symphonie entière, comptant aussi un scherzando où intervient un cor de postillon solo dans le lointain, une voix de contralto soliste dans le Misterioso, un chœur de femmes et d’enfants dans le cinquième mouvement qui fait intervenir de nombreux soli et tutti allant d’amplifiant d’un orchestre d’une centaine de musiciens (l’effectif des cordes hier soir était de 18-16-13-11-9) dont une riche percussion encadrant deux timbaliers, et qui se termine sur l’apothéose d’un mouvement lent purement instrumental menant à l’Eden de l’Amour qui annonce le paradis spirituel chanté par la Quatrième Symphonie en sol majeur.

Gerhild Romberger, Jukka-Pekka Saraste, Orchestre Philharmonique de Radio France
Photo : (c) Bruno Serrou

Pourtant, les conditions étaient réunies pour une belle soirée de musique malgré l’absence du directeur musical du Philharmonique de Radio France, Mikko Frank, pour raison de santé, remplacé par son excellent compatriote finlandais Jukka-Pekka Saraste qui connaît bien la phalange française qu’il dirige régulièrement et avec laquelle l’entente semble sans nuages. C’est en tout cas ce qui est clairement apparu dans l’exécution de cette Troisième Symphonie de Mahler, puissante, contrastée, ardente, colorée, sonnant avec un brillant et une assurance de bon aloi.

Jukka-Pekka Saraste, Gerhild Romberger, Choeur, Maîtrise et Orchestre Philharmonique de Radio France. 
Photo : (c) Bruno Serrou

Originellement conçue en sept mouvements (le septième constituera le finale de la symphonie suivante), cette œuvre immense plonge dans la genèse de la vie terrestre, avec un morceau initial contant l’émergence de la vie qui éclot de la matière inerte, magma informe aux multiples ramifications et en constante évolution, et qui contient en filigrane la seconde partie entière, cette dernière évoluant par phases toujours plus haut, les fleurs, les animaux, l’Homme et les Anges, enfin  l’Amour. Le royaume des esprits ne sera atteint que dans le finale de la Quatrième Symphonie, originellement pensé comme conclusion de cette Troisième. Du chaos initial jusqu’aux déchirements de l’Amour qui conclut la symphonie en apothéose sur des battements enjoués de quatre timbales comme autant de battements de deux cœurs humains épris l’un de l’autre et transcendés par l’émotion, l’évolution de l’œuvre est admirablement construite, même si les diverses séquences qui s’enchevêtrent dans le premier morceau sont parfois trop sèchement différenciés, sans pour autant paraître décousus, mais les élans insufflés par Saraste portent en germes l’extraordinaire expressivité des mouvements qui suivent, y compris du menuet, passage difficile à mettre en place, avec le risque de surligner les intentions du compositeur qui entendait ménager ici une plage de repos après les déchirements et les soubresauts  qui précédent. Le somptueux scherzo avec cor de postillon obligé dans le lointain joué depuis les coulisses de l’Auditorium était onirique à souhait, les bois gazouillant avec une fraîcheur communicative, tandis que la section de cors l’accompagnait de somptueux pianissimi. L’émotion atteignait une première apnée dans le Misterioso du lied O Mensch sur un poème tiré du Zarathoustra de Friedrich Nietzsche, avec un orchestre grondant dans le grave avec douceur, enveloppant la voix charnelle et expressive de la contralto allemande Gerhild Romberger émergeant pianississimo à la gauche du chef, et conduisant à la joie des Anges incarnés par les voix du Chœur de femmes et de la Maîtrise de Radio France disposés à l’aplomb de la percussion. Enfin, le finale où Saraste atteint le comble de l’émotion dans une plage de grande beauté, tour à tour contenue et exaltée, ménageant un immense crescendo venu des abysses de la terre et conduit à la plénitude de l’Amour conquis de haute lutte, entre doutes et passions. L’Orchestre Philharmonique de Radio France, qui célébrait l’ultime concert de son alto solo Christophe Gaugué avant son départ à la retraite, a atteint les cimes sous la direction souple et respirant large de Jukka-Pekka Saraste.

Bruno Serrou

 

jeudi 19 septembre 2024

Renversantes et immersives Vêpres de la Vierge de Claudio Monteverdi par Raphaël Pichon et l’ensemble Pygmalion

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 18 septembre 2024

Raphaël Pichon, ensemble Pygmalion. Photo : (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

Sublime soirée d’une ardente spiritualité qu’a offerte au nombreux public de la Philharmonie de Paris particulièrement à l’écoute, comme envoûté, Raphaël Pichon et son ensemble Pygmalion dans les Vespro della beata Vergine de Claudio Monteverdi (1). Un moment de grâce de deux heures de musique des sphères d’une beauté céleste proprement extatique, à tomber à genoux…

Solistes vocaux, ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon. Photo : (c) (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

Œuvre charnière publiée à Venise en 1610, trois ans après la création de L’Orfeo et deux ans après celle de L’Arianna, les Vespro della beata Vergine de Claudio Monteverdi (1567-1643) qui auraient été créées en la basilique Santa Barbara de Mantoue le 25 mars 1610, sont l’un des premiers monuments de l’histoire de la musique sacrée occidentale. Méditative et théâtrale à la fois, cette somme de prières mariales dans laquelle le compositeur assimile les styles ancien de la Renaissance et nouveau porteur du baroque est d’essence jubilatoire et n’hésite pas à l’expression d’une réelle sensualité sertie d’une grande virtuosité vocale alternant avec des moments aux reliefs impressionnants confiés aux instruments. Dans ses Vêpres de la Vierge, Monteverdi reprend les principales prières du rite catholique, cinq psaumes, l’hymne Ave Maris stella et le Magnificat, l’ensemble de ces pages de dévotion mariale étant dédié au souverain pontife Paul V dans la continuité du Concile de Trente qui institua la Contre-Réforme particulièrement efficiente à la cour de Mantoue où officiait alors Monteverdi comme maître de chapelle du duc Vincenzo Gonzaga. Le maître lombard fusionne prière et virtuosité, intimité et monumental, l’Eglise et le théâtre, le dépouillement de la dévotion et la complexité luxuriante.

Solistes vocaux, ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon. Photo : (c) (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

« Pour moi, écrit Raphaël Pichon dans le texte de présentation de son enregistrement paru en 2023 chez Harmonia Mundi, les Vêpres sont la première œuvre cinématographique de l’histoire de la musique. Le génie dramatique de Monteverdi fait que chaque psaume (et spécialement les trois premiers) se présente comme une véritable scène d’action théâtrale. Monteverdi plante un décor, et nous permet de sentir et de ressentir, de visualiser, de toucher même la musique. Il s’engouffre dans toutes les brèches de la Contre-Réforme. Il a compris que tous les mediums doivent être embrassés pour que le texte pénètre l’auditeur et le travaille. C’est aussi ce qui justifie un tel dispositif musical car la musique des Vêpres est proprement immersive, elle se déploie dans des nappes sonores exceptionnelles. »

Solistes vocaux, ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon. Photo : (c) (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

En effet, dans cette œuvre foisonnante en quinze parties associant prière et virtuosité, Monteverdi explore un espace allant de l’intime au monumental comme l’homme d’église et de théâtre qui lui permet d’exprimer son génie. La partition requiert la participation d’un chœur assez fourni pour l’époque, plus d’une vingtaine de membres (trente-trois choristes dans la version proposée ce mercredi par Raphaël Pichon) capable d’assurer jusqu’à dix parties vocales qui alterne ensembles, chœurs divisi et sept chanteurs solistes, tandis que la partie dévolue à l’orchestre désigne expressément un ou deux violons et autant de cornets à bouquin, tandis que le ripieno ou ensemble instrumental n’est pas précisé, à l’instar des antiennes en plain-chant à insérer avant les psaumes et le Magnificat qui conclut l’œuvre.

Solistes vocaux, ensemble Pygmalion, Raphaël Pichon. Photo : (c) Antoine Benoit-Godet  / Cheeese

Les contrastes entre les moments d’intense recueillement et les plus exubérants et monumentaux, les décalages rythmiques extrêmement serrés entre les voix du chœur atteignent avec Raphaël Pichon une puissance expressive renversante, d’une extraordinaire vitalité, joyeuse et débridée, tandis que les passages au caractère intériorisé et extatique tel le chœur à huit voix qui conclut l’hymne Ave maris stella (Salut étoile de la mer), les fréquents changements de mesure magnifiés par la battue mobile et limpide de Pichon atteignent une plasticité telle qu’ils coulent avec un naturel qui conduit l’auditeur à se laisser volontiers porter à la jubilation, tandis que les musiciens de l’orchestre s’imposent et se délectent dans les passages concertants comme la Sonata a 8 sopra « Santa Maria ». Raphaël Pichon donne le juste poids et la juste pulsion requise par ce monument de la musique, alternant et fondant introspection, recueillement, ferveur, ardeur, exultation, lyrisme, jouissance sonore, sensualité de l’expression, perfection du chant, élasticité des intonations, précision instrumentale, brio de l’interprétation au sein d’une Salle Pierre Boulez dont le moindre recoin aura été utilisé pour l’exécution, la spatialisation jouant une part capitale dans la théâtralité de l’œuvre, tandis que défilait au-dessus du plateau les traductions vernaculaires des textes sacrés latins, ce qui se sera avéré particulièrement pédagogique en ces temps où le sacré chrétien est guère en faveur, chantés depuis divers endroits par des voix solaires de solistes particulièrement engagés, solides et sûrs, les sopranos Céline Scheen et Perrine Devilliers, les ténors Zachary Wilder, Robin Tritschler et Antonin Rondepierre, et les basses Nicolas Brooymans, Etienne Bazola et Renaud Brès, certains se joignant au chœur dans les ensembles, tous dialoguant de concert et soutenus par un ensemble instrumental constitué de vingt-deux musiciens répartis en deux groupes disposés en miroir autour des deux harpes, des six « basses d’archet » et de l’orgue positif central, avec à jardin les deux violons (Sophie Gent et Louis Creac’h) s’exprimant continuellement debout et sonnant comme une douzaine, aux côtés des deux flûtes et du basson, tandis que côté cour étaient disposés deux théorbes, deux cornets à bouquin, trois saqueboutes et le second orgue positif tenant aussi clavecin.

Bruno Serrou

1) Raphaël Pichon, à la tête des mêmes effectifs, reprend les Vespro della beata Vergine dimanche 22 septembre 2024 à 15h00 Opéra Royal du château de Versailles


mercredi 18 septembre 2024

Etincelant London Symphony Orchestra dirigé par un Antonio Pappano poétique avec en soliste la solaire Yuja Wang

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 16 septembre 2024

London Symphony Orchestra, Antonio Pappano. Photo : (c) Charles d’Hérouville

Dieux que le son du London Symphony Orchestra est fabuleux de brillant, de sensualité, de malléabilité, de plénitude. Aucun orchestre au monde ne peut le rivaliser. Il en a toujours été ainsi, Pierre Boulez et Claudio Abbado entre autres le savaient et s’en régalaient. Lundi soir, à la Philharmonie de Paris, il l’a amplement confirmé dans un programme « Mittle Europa » associant la Pologne de Karol Szymanowski et Frédéric Chopin à la Bohême de Gustav Mahler, éblouissant de lumière sous la direction de son boss actuel Sir Antonio Pappano avec la phénoménale Yuja Wang au piano. 

Antonio Pappano. Photo : (c) Charles d’Hérouville

C’est avec une page rare qu’Antonio Pappano a ouvert la soirée, l’Ouverture de concert en mi majeur op. 12 que Karol Szymanowski (1882-1937). Composée en 1904-1905, créée le 19 avril 1907 à Varsovie, révisée en 1910-1913, cette première œuvre pour orchestre du compositeur polonais qui se cherche encore à l’époque requiert la participation d’une phalange fournie (bois par trois, une clarinette basse, six cors, trois trompettes et trombones, tuba, timbales, cymbales, grosse caisse, triangle, harpe et cordes en proportion), l’orchestration de cette partition d’une douzaine de minutes renvoyant à Une Vie de Héros de Richard Strauss, en plus « épais » et moins charnel, ainsi qu’à Richard Wagner côté cuivres. Occasion pour le LSO de briller dès le début du concert de tous ses éclats, imposant ses rutilantes sonorités dès l’abord, restant constamment limpide et chatoyant jusques et y compris dans les passages les plus telluriques.

Yuja Wang, London Symphony Orchestra, Antonio Pappano. Photo : (c) Charles d’Hérouville

Du Concerto n° 2 pour piano et orchestre en fa mineur op. 21 (1829) de Frédéric Chopin (1810-1849), Yuja Wang, toujours dans vêtue d’une robe improbable et perchée sur des talons façon échasses, a exalté les chatoiements, la magie sonore et le lustre des timbres du piano, les doigts courant sur le clavier avec une grâce, une légèreté singulière, la souplesse féline de ses mains en regard de la plénitude des sonorités et l’amplitude des contrastes que l’artiste chinoise tire du clavier. Ceux qui reprochent à Chopin son manque d’intérêt pour l’orchestre n’ont pu que regretter leur a priori tant le London Symphony a serti ses intonations chaleureuses et sensuelles à celles de l’instrument solo sous l’impulsion à la fois attentive, dynamique et tranchée d’Antonio Pappano. Toujours aussi généreuse en bis, Yuja Wang en a offert trois au grand bonheur d’un public peu avare en ovations debout, la Gnossienne n° 1 d’Erik Satie, la Valse op. 64/2 de Frédéric Chopin et le Precipitato de la Sonate n° 7 de Serge Prokofiev, ce dernier avec l’assistance d’Antonio Pappano en tourneur de pages iPad…

Antonio Pappano, London Symphony Orchestra. Photo : (c) Charles d’Hérouville

Mais c’est dans la Symphonie n° 1 en ré majeur « Titan » (1888/1903) de Gustav Mahler (1860-1911) que le London Symphony Orchestra s'est exprimé pleinement ses immenses qualités. Dans cette œuvre d’une extrême virtuosité, la phalange britannique et son chef italien se sont éclatés avec une aisance époustouflante, se délectant de toute évidence de cette musique complexe à mettre en place tant les structures sont alambiquées, faisant à la fois ressortir les lignes de force, l’architecture, l’unité à travers la multiplicité, les plans apparaissant dans leur évidence, tout en en magnifiant l’expression et en soulignant la diversité de l’inspiration, à la fois populaire, foraine, militaire, noble et grave, les brutalités, les saillies, la nostalgie. Unité et altérité dans la conduite de l’œuvre, la rythmique, le phrasé, les respirations étant extraordinairement en place, Antonio Pappano ayant en outré évité le pathos et les effets trop appuyés. Son orchestre a répondu avec empressement, le servant sans broncher jusqu’aux limites de la virtuosité sans aucune faute et avec une homogénéité admirable. Les cordes sont fruitées, notamment la contrebasse solo aux sonorités douces et feutrées, les bois sont colorés et nuancés (magnifique hautbois, mais aussi flûtes, bassons et clarinettes), les cors aux sonorités colorées et profondes sont d’une assurance extraordinaire, les trompettes vaillantes, trombones et tuba au diapason. Au total, une fabuleuse leçon d’orchestre a été offerte par la première des phalanges du Royaume Uni sous la direction lyrique en enflammée de son chef attitré, Antonio Pappano, également directeur musical de Royal Opera House Covent Garden de Londres depuis vingt-deux ans.

Bruno Serrou

samedi 14 septembre 2024

L’Ensemble Intercontemporain et Pierre Bleuse ont ouvert leur saison 2024-2025 sur un hommage au grand compositeur suisse Michael Jarrell avec deux «tricheries» en créations mondiales

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Vendredi 13 septembre 2024

Ensemble Intercontemporain et Pierre Bleuse dans le dspositif de la Symphonie n° 4 de Mahler/Jarrell. Photo : (c) EIC/Philharmonie de Paris

C’est un très beau concert d’ouverture de saison que l’Ensemble Intercontemporain et son directeur musical Pierre Bleuse ont offert à la Cité de la Musique / Philharmonie de Paris vendredi 13 septembre, jour du cent cinquantième anniversaire de la naissance d’Arnold Schönberg (1874-1951) dont son fondateur, Pierre Boulez (1925-2016), fut l’homme lige, ont offert, avec pour invité central Michael Jarrell (né en 1958), qui a proposé à la demande de l’EIC deux arrangements d’œuvres pour grand orchestre qui sont autant de réductions que de duperies. « Il ne suffit pas de réduire, il faut tricher », convient Michael Jarrell si l'on entend réussir un arrangement… 

Michael Jarrell et l'Ensemble Intercontmporain en répétition. Photo : (c) EIC/Philhzrmonie de Paris

Ce sont en effet deux commandes de l’Ensemble Intercontemporain réalisées par le compositeur suisse qui ont été données vendredi en création mondiale. Il s’est agi en fait de deux « arrangements », le premier de l’une de ses propres œuvres, le second de la page la plus optimiste du compositeur les plus joués du répertoire symphonique, le compositeur chef d’orchestre austro-hongrois Gustav Mahler (1860-1911), dont se réclamait volontiers le fondateur de la Seconde Ecole de Vienne. Un programme qui aura permis également aux solistes que sont les musiciens de l’EIC, dont la devise fondatrice est « Solistes Ensemble ».  

Hidéki Nagano (piano), Pierre Bleuse, Ensemble Intercontemporain. Photo : (c) EIC/Philharmonie de Paris

La première partie de la soirée était vouée au concerto virtuose pour piano Reflections II - le titre anglais suggérant à la fois la pensée et le reflet - adapté en 2024 de Reflections I pour piano et orchestre de forme classique en trois mouvements alternant vif-lent-vif composé pour Bertrand Chamayou qui en a donné la création mondiale le 25 mai 2019 à la Philharmonie de Paris avec l’Orchestre Philharmonique de Radio France dirigé par Kazuki Yamada. Au piano virtuose affrontant le bloc étoffé du grand l’orchestre de l’original s’est substitué dans ces Reflections II une version plus fluide et limpide qui rend plus saisissante encore la mobilité de l’écriture et du jeu instrumental, le temps suspendu et les éclats virtuoses, les voix étant ici plus aérées et épurées, chaque instrumentiste plus ou moins traité en soliste volubile sonnant comme plusieurs, les chatoiements de l’orchestre se faisant plus rutilants et clairs, chaque voix dialoguant et élargissant les miroitements du piano dextrement joué par un impressionnant Hidéki Nagano investi dans l’œuvre avec une stupéfiante maestria.

Pierre Bleuse, Ensemble Intervontemporain. Photo : (c) EIC/Philharmonie de Paris

Second arrangement réalisé par Michael Jarrell de la soirée, la plus lumineuse des partitions de Gustav Mahler (1860-1911), la Symphonie n° 4 en sol majeur (1892-1910) avec un effectif de cordes réduit à trois premiers et deux seconds violons, trois altos, trois violoncelles, une contrebasse, bois (trois clarinettes) et cuivres par deux (plus un trombone absent de la nomenclature de l’original mahlérien « pour tricher », le posthorn ajoutant ses couleurs comblant trompette et cor manquants), harpe, timbales et percussion, le tout sonnant de façon incroyablement proche de l’original, le tout donnant aux membres de l’Ensemble Intercontemporain l’occasion de briller, du premier violon tenu par un magistral Diego Tosi, se régalant clairement de l’alternance des deux violons dans le deuxième mouvement (In gemächlicher Bewegung. Ohne Hast - Dans un mouvement tranquille. Sans hâte), le second, symbolisant le diable, en scordatura, tandis que le Ruhevoll. Poco adagio (Paisible. Pas trop lent), mouvement lent de la symphonie, a été abordé dans le juste tempo par Pierre Bleuse, sans traîner mais avec une émotion contenue et sans pathos, tandis que le finale Das himmlische Leben : Sehr bahaglich (La vie céleste : Très confortable) a gaiment transporté au paradis avec ses sonneries de calèche enluminant la voix pleine mais souple et légèrement fruitée de l’excellente soprano française Elsa Benoit a conduit avec grâce aux vaporeuses notes conclusives confiées à la harpe tenue par Valeria Kafelnikov sur lesquelles s’éteint la symphonie, qui rebondira de plus belle avec la fanfare ouvrant la Symphonie n° 5 en ut dièse mineur (1901-1902). 

Elsa Benoit (soprano), Coline Prouvost (cor anglais), Ensemble Intervontemporain en répétition. Photo : (c) EIC/Philharmonie de Parid

A propos de fanfare, il convient de saluer la magnificence de la totalité des pupitres de l’Ensemble Intercontempoprain, certains renforcés par des musiciens supplémentaires (hautbois, trombone, tuba, deux violons, alto, violoncelle). La réussite de cet arrangement est telle que l’on se met à rêver à ce que pourrait faire le compositeur helvétique s’il lui était demandé une semblable réalisation de la Symphonie « Résurrection » à défaut de la Symphonie « des Mille » 

Bruno Serrou

L’enfance de Siegfried à La Monnaie de Bruxelles d'Alain Altinoglu et Pierre Audi, qui succède à Romeo Castellucci à mi-parcours du Ring, révèle le vaillant ténor Magnus Vigilius

Bruxelles. Théâtre de La Monnaie. Mercredi 11 septembre 2024 

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Magnus Vigilius (Siegfried). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

Chaque ouverture de saison de La Monnaie de Bruxelles depuis l’ère Gérard Mortier (1981-1991) constitue un véritable événement. Un an jour pour jour après la création du dernier opéra de Bernard Foccroule à ce jour, Cassandra (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2023/09/grande-reussite-de-cassandra-drame-de.html), c’est avec une passionnante production de Siegfried (1), deuxième journée de la Tétralogie de Richard Wagner, que Peter de Caluwe inaugure sa pénultième saison depuis 2007 à la tête de l’un des théâtre lyriques les plus audacieux d’Europe. Après Das Rheinglod, le prologue, et Die Walküre, première journée mis en scène par Romeo Castellucci, l’Opéra national bruxellois poursuit une aventure qui se conclura en février prochain avec Der Götterdämmerung (2) avec un nouveau staff scénique sous la conduite du metteur en scène franco-libanais Pierre Audi, actuel directeur du Festival d’Aix-en-Provence qui sauve ainsi un projet de grande envergure en réactualisant une réalisation antérieurement conçue pour Amsterdam. Autant le souligner sans attendre, la surprise a été grande de voir une quantité inattendue de sièges vides en cette soirée de première, ce qui est fort regrettable compte tenu de l’exceptionnelle réussite de cette production, tant sur le plan scénique que théâtral, orchestral que vocal. L’adage qui veut que les absents ont toujours torts, s’avère exact cette fois encore, tant il se trouve dans cette production de moments de grâce rares dont il eût été regrettable de sa priver…

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Magnus Vigilius (Siegfried), Peter Hoare (Mime). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

C’est un Siegfried d’une vigoureuse jeunesse que le metteur en scène franco-libanais présente, un adolescent qui se défait sans états d’âme des contraintes du monde qui le réfrènent, le menacent et pèsent lourdement sur lui. Pierre Audi a succédé à mi-parcours à Castellucci dont la production a été jugée trop dispendieuse en cette période de crise économique post-pandémie auquel se confronte le spectacle vivant. Peter de Caluwe aura ainsi pu voir son rêve de Ring s’accomplir en proposant au public du Théâtre de La Monnaie le cycle complet avant la fin de son mandat. Pour ce faire, il a fait appel au metteur en scène franco-libanais dont il fut un proche collaborateur à l’Opéra d’Amsterdam avant de prendre la direction de l’Opéra de Bruxelles. Dans une scénographie minimaliste d’essence universelle qui s’avèrera particulièrement efficace de Michael Simon, Audi brosse le parcours initiatique d’un héros, qui passe en trois actes d’une heure chacun de l’enfance insouciante à l’âge d’homme en découvrant la peur en passant par l’adolescence conquérante et vindicative qui se rit des dieux et des monstres. Ainsi, le prélude est illustré par une vidéo présentant des plans rapprochés d’enfants d’aujourd’hui dessinant naïvement la mythologie du Walhalla, tandis qu’apparaît un décor industriel intemporel remarquablement éclairé par Valerio Tiberi qui met en évidence l’universalité du propos, le plateau étant coupé en son centre par une grande lance de néon pendant des cintres, tandis que sur un praticable est installée une forge côté cour et sur le plateau, côté jardin, le laboratoire-cuisine du Nibelung Mime avec au centre dragons et jeux d’enfants géants renvoyant les spectateurs à leur propre enfance. A l’instar de Wagner qui interrompit soudain la genèse du Ring à la fin du deuxième acte pendant douze ans pour composer Tristan und Isolde et Die Meistersinger von Nürnberg, introduisant dans l’acte final quantité d’idées musicales nouvelles, Audi donne à son héros, dès le moment où il annihile le pouvoir du Voyageur en brisant sa lance, la conscience d’un jeune adulte acquise à travers les déceptions, les violences, les espoirs, depuis le moment où il reforge l’épée Nothung jusqu’à la découverte de l’amour, en passant par le combat avec le dragon Fafner, la traitrise du « père adoptif » et les vaines tentatives de Wotan pour retenir sa propre destinée, une maturité subite qu’il acquiert pleinement lorsqu’il comprend que le chevalier dormant qu’il s’apprête à réveiller « n’est pas un homme », passage d’autant plus signifiant qu’à cet endroit-même, Alain Altinoglu fait sonner l’orchestre de façon prodigieuse, atteignant une fluidité, une transparence, une texture polychrome d’une prégnante sensualité d’où émergent des cordes divisi d’une luminosité et d’une sensibilité évanescente.  

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Peter Hoare (Mime), Magnus Vigilius (Siegfried). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

Emoustillé par son directeur musical, qui veille aux équilibres, soulignant la moindre inflexion, l’orchestre de La Monnaie crée le lien entre les différentes étapes-épreuves de l’apprentissage de Siegfried jusqu’au seul et bref moment où il atteindra la connaissance et la maitrise de son propre destin, qu’il perdra dès le premier acte du Crépuscule des dieux. Un orchestre fourmillant de détails sous la direction à la précision d’horloger mue par une sensibilité et une musicalité exemplaires, cordes, bois, cuivres, percussion rivalisant en timbres et en virtuosité, Alain Altinoglu mettant en valeur autant le brio des individualités que l’homogénéité de l’ensemble d’une parfaite cohésion, faisant sonner à plein les tutti les plus puissants qui restent constamment clairs, tranchants, audibles, ne couvrant jamais les chanteurs, jusqu’aux passages les plus intimistes et précis.

Richard Wagner (1813-1883), SiegfriedGábor Bretz (Der Wanderer), Scott Hendricks (Alberich). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

Ce Siegfried est d’autant plus convainquant que la distribution est d’une grande cohésion. Dans le rôle-titre, une authentique révélation, le ténor solide et endurant que j’avoue avoir découvert en cette mémorable soirée en la personne de Magnus Vigilius. Chanteur danois au patronyme de consul romain, il a la voix souple et éclatante, le timbre, l’âge et le physique du rôle. Il en a également l’intelligence, passant de l’innocence à la conscience avec un naturel confondant, ce qui donne à l’œuvre sa force conquérante. Magnus Vigilius a tout ce convient au rôle, timbre, constance, musicalité, théâtralité, présence, silhouette de jeune homme, sens de la comédie. Pour sa première apparition dans le rôle, qu’il aurait chanté à pleine voix durant toutes les répétitions, il sait se ménager pour atteindre sans encombre le bout de ce rôle, sans doute le plus exigeant de tout le répertoire lyrique, évitant l’air de rien de chanter toutes les notes du redoutable air de la forge du premier acte pour apparaître en pleine forme de sa voix de lumière éblouissant comme le soleil que Brünnhilde redécouvre à son réveil durant le long baiser de son demi-frère, partageant avec elle des aigus éclatants. Le ténor britannique Peter Hoare est un Mime de la dimension des Heinz Zednik et Graham Clark, comédien chanteur ahurissant dans sa gestique et ses mimiques qui accompagnent son timbre aigres doux, claudiquant et piaillant d’impatience de façon stupéfiante de vérité. D’une endurance à toute épreuve, le Wanderer du baryton basse hongrois Gábor Bretz est saisissant de noblesse, de vulnérabilité et de renoncement, et l’on ne peut qu’être séduit par l’onctuosité de son timbre et l’égalité de sa ligne de chant sur toute l’ampleur de son nuancier, la clarté de son élocution qui lui permettent de brosser un Wotan d’une tristesse bouleversante conforme à sa sombre silhouette qui affronte au deuxième acte son double fielleux qu’est le noir et maléfique Alberich du baryton états-unien Scott Hendricks, tandis que la basse allemande Wilhelm Schwinghammer est un Fafner à la puissance et à l’ambitus impressionnants. Les trois rôles féminins, assez court, sont vaillamment tenus. Brünnhilde de noble stature, la soprano suédoise Ingela Brimberg brille par sa féminité fragile et éperdue qui prend peu à peu conscience qu’elle quitte son statut de déesse pour celui d’être humain puis de femme amoureuse. Voix sombre et expressive, la mezzo-soprano française Norah Gubisch est une Erda d’une touchante humanité, tandis que l’Oiseau de la forêt est dédoublée entre une ballerine couverte de plumes et la soprano états-unienne Liv Redpath aux aigus aériens.

Richard Wagner (1813-1883), Siegfried. Ingela Brimberg (Brünnhilde), Magnus Vigilius (Siegfried). Photo : (c) Monika Rittershaus/La Monnaie

La réussite de ce Siegfried suscite une vive impatience pour la suite et fin de ce Ring signé de deux metteurs en scène aux conceptions opposées, Der Götterdämmerung à partir du 4 février 2025.

Bruno Serrou

1) Jusqu’au 4 octobre 2024

2) Du 4 février au 2 mars 2025