Pour son premier disque chez Naïve, Jean-Paul Gasparian a judicieusement porté son dévolu sur le piano de Claude Debussy tant il lui sied à merveille.
Après quatre premiers disques en
récitals solistes pour Evidence (Rachmaninov en 2018 et 2021, Chopin en 2019)
et en concerto pour Claves (Rachmaninov/Babadjanian en 2022), Jean-Paul Gasparian
se tourne pour son nouvel enregistrement vers le piano de Claude Debussy (1862-1918),
cette fois pour le label Naïve.
Né à Paris en 1995, Jean-Paul Gasparian est « tombé dans le piano » dès avant sa naissance, puisqu’il s’agit de l’instrument de ses deux parents, le compositeur-concertiste Gérard Gasparian d’origine arménienne, et la pédagogue Branka Balevic, formée à l’Académie Gnessine de Moscou. Le jeune musicien a en outre été l’élève de Jacques Rouvier, Michel Beroff, Claire Désert et Michel Dalberto au Conservatoire de Paris, ainsi que d’Elisso Virsaladze en cycle de perfectionnement et de Tatiana Zelikman dans le cadre de master classes. Tant et si bien qu’il peut légitimement se revendiquer l’héritier des écoles russe et française.
L’on sait par ailleurs combien Claude Debussy doit à la musique russe, clamant en 1893, alors qu’il composait son Prélude à l’Après-midi d’un faune, « Chabrier, Moussorgski, Palestrina, voilà ce que j’aime. » Il avait découvert ce répertoire durant ses séjours auprès de la riche mécène russe confidente épistolaire de Tchaïkovski, Nadejda von Meck. Elle l’avait engagé comme musicien accompagnant, l’emmenant dans ses bagages en Suisse puis à Arcachon, Paris, Nice, Gênes, Naples, Florence, le jeune compositeur jouant avec elle des transcriptions pour piano à quatre mains de… Tchaïkovski. De retour à Paris avec la partition de Roméo et Juliette du protégé de son ex-employeuse qu’il désavouera par la suite, il se revendiquera principalement du Groupe des Cinq, plus particulièrement de Borodine, Rimski-Korsakov et surtout de Moussorgski.
C’est donc tout naturellement que Jean-Paul Gasparian se tourne vers Debussy, qu’il joue depuis longtemps en concert. Pour le premier disque monographique qu’il lui consacre, il s’est attaché au premier Livre des Préludes, donnant à chaque page un caractère spécifique comme s’il s’agissait d’un véritable voyage en douze escales aux paysages, atmosphères, intentions et finalités distinctes et d’une richesse phénoménale mais visant à un même objectif, une même péripétie en douze volets.
Hommage à Jean-Sébastien Bach et à Frédéric Chopin achevé en 1910, cette suite de forme libre toute en évocations exalte des sonorités inouïes. Le pianiste tire de chacune des pièces une palette de couleurs et de climats inouïe, toute de tendresse et de retenue mais emplie de reliefs et de délicatesse magnifiée par des sonorités pleines, rondes et charnelles, le tout enrobé d'un discret rubato. Danseuses de Delphes, qui ouvre le recueil, est d’une précision quasi métronomique, conformément à ce qu’en disait la pianiste Marguerite Long. Voiles est d’une douceur ineffable, le jeu perlé tout en transparence exaltant une atmosphère chargée de mystères. Le toucher de Gasparian attise les sonorités archaïques et douces de La fille aux cheveux de lins, l’harmonie liquide, cristalline du burlesque Minstrels qui conclut ce premier livre avec énergie, se joue avec délectation des continuels changements de tempo. Frémissant, murmurant, éclatant en de violentes bourrasques, Le vent dans la plaine est empli de somptueux contrastes, à l’instar de Ce qu’a vu le vent d’ouest, Prélude parmi les plus courus, qui se fait ici violent zéphyr d’une vélocité tumultueuse. Des pas sur la neige est tout en nostalgie, La sérénade interrompue sur un rythme de jota baigne dans un climat immatériel empreint d’une Espagne mythique, La cathédrale engloutie sonne tel un gigantesque gamelan émergeant de l’onde…
Véritable symphonie de couleurs qui annoncent les Préludes, les Estampes (1903) qui suivent sont d’authentiques tableaux vivants, à la fois doux, poétiques, d’une expressivité renversante, que le jeu sans maniérisme de Gasparian magnifie avec sensualité, à commencer par Pagodes aux subtiles résonances extrême-orientales, avant La soirée dans Grenade qui fait autant le lien avec l’Andalousie de Manuel de Falla, qui admirait Debussy, et l’Espagne de Ravel, et Jardins sous la pluie, où Gasparian se délecte à faire clairement entendre les comptines Dodo, l’enfant do et Nous n’irons plus au bois…
… Nous n’irons plus au bois que l’on retrouve dans la pièce ultime que le pianiste a retenue pour ce premier volume Debussy et qu’il offre en première mondiale, une impressionnante transcription pour piano réalisée en 2009 par son père, Gérard Gasparian, de Rondes de printemps, troisième volet du triptyque des Images pour orchestre, que le transcripteur et son interprète restituent pleinement, soulignant la jubilation du renouveau.
Un disque Debussy en tous points remarquable qui espérons-le en appelle beaucoup d’autres, à commencer par le second livre de Préludes et autres pages.
Bruno Serrou
1 CD Naïve
V 7958. Enregistrement : 12-15 septembre 2022, Fondation Singer-Polignac,
Paris. Durée : 1h 08mn 05 s. DDD