vendredi 28 avril 2023

CD : L’ensorcelant piano de Claude Debussy exalté par Jean-Paul Gasparian

Pour son premier disque chez Naïve, Jean-Paul Gasparian a judicieusement porté son dévolu sur le piano de Claude Debussy tant il lui sied à merveille. 

Après quatre premiers disques en récitals solistes pour Evidence (Rachmaninov en 2018 et 2021, Chopin en 2019) et en concerto pour Claves (Rachmaninov/Babadjanian en 2022), Jean-Paul Gasparian se tourne pour son nouvel enregistrement vers le piano de Claude Debussy (1862-1918), cette fois pour le label Naïve.

Né à Paris en 1995, Jean-Paul Gasparian est « tombé dans le piano » dès avant sa naissance, puisqu’il s’agit de l’instrument de ses deux parents, le compositeur-concertiste Gérard Gasparian d’origine arménienne, et la pédagogue Branka Balevic, formée à l’Académie Gnessine de Moscou. Le jeune musicien a en outre été l’élève de Jacques Rouvier, Michel Beroff, Claire Désert et Michel Dalberto au Conservatoire de Paris, ainsi que d’Elisso Virsaladze en cycle de perfectionnement et de Tatiana Zelikman dans le cadre de master classes. Tant et si bien qu’il peut légitimement se revendiquer l’héritier des écoles russe et française.

L’on sait par ailleurs combien Claude Debussy doit à la musique russe, clamant en 1893, alors qu’il composait son Prélude à l’Après-midi d’un faune, « Chabrier, Moussorgski, Palestrina, voilà ce que j’aime. » Il avait découvert ce répertoire durant ses séjours auprès de la riche mécène russe confidente épistolaire de Tchaïkovski, Nadejda von Meck. Elle l’avait engagé comme musicien accompagnant, l’emmenant dans ses bagages en Suisse puis à Arcachon, Paris, Nice, Gênes, Naples, Florence, le jeune compositeur jouant avec elle des transcriptions pour piano à quatre mains de… Tchaïkovski. De retour à Paris avec la partition de Roméo et Juliette du protégé de son ex-employeuse qu’il désavouera par la suite, il se revendiquera principalement du Groupe des Cinq, plus particulièrement de Borodine, Rimski-Korsakov et surtout de Moussorgski.

C’est donc tout naturellement que Jean-Paul Gasparian se tourne vers Debussy, qu’il joue depuis longtemps en concert. Pour le premier disque monographique qu’il lui consacre, il s’est attaché au premier Livre des Préludes, donnant à chaque page un caractère spécifique comme s’il s’agissait d’un véritable voyage en douze escales aux paysages, atmosphères, intentions et finalités distinctes et d’une richesse phénoménale mais visant à un même objectif, une même péripétie en douze volets.

Hommage à Jean-Sébastien Bach et à Frédéric Chopin achevé en 1910, cette suite de forme libre toute en évocations exalte des sonorités inouïes. Le pianiste tire de chacune des pièces une palette de couleurs et de climats inouïe, toute de tendresse et de retenue mais emplie de reliefs et de délicatesse magnifiée par des sonorités pleines, rondes et charnelles, le tout enrobé d'un discret rubato. Danseuses de Delphes, qui ouvre le recueil, est d’une précision quasi métronomique, conformément à ce qu’en disait la pianiste Marguerite Long. Voiles est d’une douceur ineffable, le jeu perlé tout en transparence exaltant une atmosphère chargée de mystères. Le toucher de Gasparian attise les sonorités archaïques et douces de La fille aux cheveux de lins, l’harmonie liquide, cristalline du burlesque Minstrels qui conclut ce premier livre avec énergie, se joue avec délectation des continuels changements de tempo. Frémissant, murmurant, éclatant en de violentes bourrasques, Le vent dans la plaine est empli de somptueux contrastes, à l’instar de Ce qu’a vu le vent d’ouest, Prélude parmi les plus courus, qui se fait ici violent zéphyr d’une vélocité tumultueuse. Des pas sur la neige est tout en nostalgie, La sérénade interrompue sur un rythme de jota baigne dans un climat immatériel empreint d’une Espagne mythique, La cathédrale engloutie sonne tel un gigantesque gamelan émergeant de l’onde…

Véritable symphonie de couleurs qui annoncent les Préludes, les Estampes (1903) qui suivent sont d’authentiques tableaux vivants, à la fois doux, poétiques, d’une expressivité renversante, que le jeu sans maniérisme de Gasparian magnifie avec sensualité, à commencer par Pagodes aux subtiles résonances extrême-orientales, avant La soirée dans Grenade qui fait autant le lien avec l’Andalousie de Manuel de Falla, qui admirait Debussy, et l’Espagne de Ravel, et Jardins sous la pluie, où Gasparian se délecte à faire clairement entendre les comptines Dodo, l’enfant do et Nous n’irons plus au bois

Nous n’irons plus au bois que l’on retrouve dans la pièce ultime que le pianiste a retenue pour ce premier volume Debussy et qu’il offre en première mondiale, une impressionnante transcription pour piano réalisée en 2009 par son père, Gérard Gasparian, de Rondes de printemps, troisième volet du triptyque des Images pour orchestre, que le transcripteur et son interprète restituent pleinement, soulignant la jubilation du renouveau.

Un disque Debussy en tous points remarquable qui espérons-le en appelle beaucoup d’autres, à commencer par le second livre de Préludes et autres pages.

Bruno Serrou

1 CD Naïve V 7958. Enregistrement : 12-15 septembre 2022, Fondation Singer-Polignac, Paris. Durée : 1h 08mn 05 s. DDD 

jeudi 27 avril 2023

Le Chœur et l’Orchestre de Paris chantent comme dans leur jardin dans la Messa da requiem de Verdi

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Mercredi 26 avril 2023

René Barbera, Jean Teitgen, Marc Korovitch, Joos van Zweden, Aude Extrémo, Elza van den Heever, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

La Messa da requiem de Giuseppe Verdi est l’œuvre d’inspiration liturgique la plus populaire dans le monde. Il faut dire qu’elle tient davantage de l’opéra que de la spiritualité pure. 

Orchestre de Paris, Choeur de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

La théâtralité tragique de ce Requiem tient non seulement à la personnalité de Verdi, qui était loin d’être un dévot, mais surtout au fait que le compositeur lombard a eu l’idée de cette œuvre à la mort de Gioacchino Rossini, autre maître de l’opéra italien, survenue le 13 novembre 1868 qui le marqua profondément. Verdi eut alors l’idée d’un requiem collectif dont il s’attribua le Libera me. L’œuvre fut écrite mais jamais exécutée. Verdi récupéra sa partie, et l’intégra naturellement à sa Messa da requiem qu’il entreprit à la mort de son ami écrivain Alessandro Manzoni survenue le 22 mai 1873. La partition, qui suit la liturgie de la messe des morts en sept parties mais dont l’élément le plus développé est la séquence du Dies irae qui se déploie en dix numéros enchaînés, sera créée le jour-même du premier anniversaire de la disparition de son inspirateur en l’église Saint-Marc de Milan sous la direction de son auteur. 

Elza van den Heever, Aude Extrémo, Joos van Zweden, René Barbera, Jean Teitgen, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Orchestre de Paris… Le Requiem de Verdi… Ma mémoire garde de ces deux entités l’un de ses plus précieux souvenirs… C’était un jeudi de juin 1971… L’Orchestre de Paris, qui avait moins de quatre ans d'existence, se produisait à l’époque Théâtre des Champs-Elysées. Ce fut un choc véitable ! Je ne connaissais jusqu’alors cette œuvre emblématique que par l’enregistrement de Carlo Maria Giulini, aujourd’hui légendaire… Il faut dire qu’à cette époque-là, pour le wagnero-mahlero-strausso-stravinskien que j’étais, Verdi n’était pas ma tasse de thé… Mais le quatuor, que dis-je, le quintette réuni autour de Herbert von Karajan reste à cinquante-deux ans de distance inégalé : Mirella Freni, Christa Ludwig, Carlo Cossuta, Nicolaï Ghiaurov et surtout le fabuleux chœur du Singverein de Vienne dont Karajan était alors le patron

Solistes, Joos van Zweden, Orchestre de Paris, Choeur de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Ainsi, est-ce toujours avec ces références en tête que j’écoute chaque exécution de cette œuvre majeure. Cette fois, même si les tensions dramatiques se sont avérées moins saisissantes et contrastées, il convient de saluer l’énergie de la conception de Jaap van Zweden, actuel directeur musical des Orchestre Philharmoniques de New York (Etats-Unis) et de Hong-Kong (Chine) qui a donné à l’œuvre une impulsion nuancée un rien introvertie, sans effet d’aucune sorte, jamais alanguie ni ampoulée, mais à laquelle on eût apprécié un peu plus d’engagement. L’Orchestre de Paris, qui n’avait pas donné l’œuvre depuis sept ans, a brillé de tous ses éclats, même si l’on peut regretter une spatialisation plus marquée des trompettes dans le Dies irae. Dirigé par Marc Korovitch, le Chœur de l’Orchestre de Paris s’est avéré être à la hauteur de la phalange dont il est l’émanation, tant il a excellé par une densité, une cohésion, une musicalité qui disent combien cette œuvre qu’il avait choisie pour célébrer ses quarante ans en 2007 lui convient. Son engagement, sa cohésion ont porté l’exécution de la Messa da requiem au même titre que la phalange symphonique à laquelle il est attaché. Les deux entités réunies ont excellé dans les fugues extraordinaires dont Verdi a le secret.

Elza van den Heever, Aude Extrémo, Joos van Zweden, René Barbera, Jean Teitgen, Orchestre de Paris, Coeur de l'Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Le quatuor de solistes a été moins homogène. A l’exception notable du chant moiré de la mezzo-soprano française Aude Extrémo à la voix chaude et égale, ses partenaires ont été lents à échauffer leurs voix. Après un long moment, le ténor texan René Barbera a fini par imposer peu à peu un timbre généreux, ne forçant à aucun moment sa voix, tandis que la basse française Jean Teitgen ne m’a pas pleinement convaincu en raison d’un timbre instable. Reste la soprano sud-africaine Elza van den Heever entendue l'automne dernier dans Salomé à l'Opéra de Paris, chant, long, fluide, voix au grain malléable mais trop clair, et à l’ampleur parfaitement maîtrisée de son nuancier, franchissent aisément les puissantes saillies de l’orchestre, mais les légères défaillances dans les passages éthérés ont perturbé l’écoute, principalement dans le morceau de bravoure qu’est le Libera me final.

Bruno Serrou 

 

lundi 24 avril 2023

Dirigé avec allant par Brad Lubman, l’Orchestre de Chambre de Paris a galvanisé la musique viennoise, de Joseph Haydn à Olga Neuwirth

Paris. Philharmonie. Cité de la Musique. Salle des Concerts. Dimanche 23 avril 2023

Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour la création française d’une partition concertante d’Olga Neuwirth dont il est l’un des co-commanditaires, l’Orchestre de Chambre de Paris a situé l’œuvre nouvelle et son auteur autrichienne dans la continuité historique de la musique viennoise depuis le classicisme jusqu’à l’ère contemporaine…

Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. (c) Bruno Serrou

C’est un concert au programme fort bien conçu qu’a proposé dimanche après-midi à la Philharmonie de Paris l’Orchestre de Chambre de Paris dirigé par Brad Lubman. Le maître du classicisme viennois, Joseph Haydn (1732-1809), a ouvert les « hostilités » avec la Symphonie n° 59 en la majeur Hob. 59:I titrée « Le Feu » a posteriori parce que donnée château d’Esterhazà en 1778 comme musique de scène du Singspiel en deux actes Die Feuerbunst de Gustav Grossmann - soit dix ans après sa genèse. Ecrites pour deux hautbois, basson, deux cors et cordes en quatre mouvements d’une durée totale de plus d’une vingtaine de minutes, ces pages sont donc contemporaines de la tragique Symphonie n° 39 en sol mineur Hob 39:I typique de l’ère Sturm und Drang, tandis que la cinquante neuvième est foncièrement optimiste et exubérante, particulièrement le finale, Allegro assai, le plus connu des quatre mouvements, lancé avec sa magnifique sonnerie de cors à laquelle répondent les hautbois, qui exposent un second thème tendrement poétique. L’interprétation jaillissante de l’Orchestre de Chambre de Paris a donné toute la joliesse et la jubilation de ces pages avec ses sonorités chaudement colorées.  

Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Les deux œuvres qui ont suivi se situent dans le postromantisme et l’expressionnisme exacerbés. Dans la descendance des deux grands Sextuors à cordes de Johannes Brahms et du Tristan und Isolde de Richard Wagner, deux modèles pourtant réputés à l’époque inconciliables, Die Verklärte Nacht [La Nuit transfigurée] op. 4 d’Arnold Schönberg (1875-1951) est l’œuvre la plus populaire du maître de la Seconde Ecole de Vienne. Pourtant, son accueil fut problématique, puisque, après avoir été refusée par la Société de musique de chambre de Vienne, sa création, le 18 mars 1902 par le Quatuor Rosé et deux musiciens de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, suscita une vive querelle dans le public. Ecrite en 1899 dans la tonalité tragique de ré mineur, cette partition de trente minutes en un seul bloc tient à la fois de la musique de chambre et du poème symphonique, ce qui conduira son auteur à l’arranger par deux fois pour orchestre à cordes. Le compositeur s’appuie sur le poème expressionniste tiré du recueil Weib und Welt (Femme et Monde) de Richard Dehmel (1863-1920) qui décrit une promenade nocturne de deux amants, dont la femme avoue à l’homme qu’elle attend un enfant d’un autre. L’amant insiste sur l’importance de sa maternité et lui assure qu’il est disposé à faire sien ledit enfant. Puis ils reprennent leur marche, heureux, sous la lune, au cœur de la nuit transfigurée… Les cinq sections enchaînées de la partition suivent les péripéties du poème, situant tout d’abord le couple sous le clair de lune (très lent), avant d’exprimer passant l’aveu de la femme (plus animé) où se présente le thème principal aux contours poignants et tourmentés, puis à l’attente de la réaction de l’homme, qui répond avec amour à son amante, comme l’indique la lumineuse tonalité de ré majeur du second thème principal, tandis qu’un long duo passionné ramène le thème initial transfiguré par le ton majeur, enfin la cinquième section est occupée par une longue coda aux élans rédempteurs dans l’esprit de Wagner. Schönberg retournera par deux fois à cette partition d’une grande intensité dramatique, en 1917 et en 1943, arrangeant chaque fois le sextuor pour orchestre à cordes chaque fois plus fourni, notamment dans les graves avec l’appoint des contrebasses. C’est la version de 1917 que l’Orchestre de Chambre de Paris a retenue, conforme à sa section de cordes contrairement à celle de 1943, qui fait appel au grand effectif symphonique des pupitres de cordes. Ce qu’en a donné l’ensemble parisien a été d’une grande richesse expressive, sous l’impulsion vive et tendue de son chef invité.

Tanja Tetzlaff (violoncelle), Hans Kristian Kjos Sørensen (percussion), Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Après Schönberg, c’est son disciple le plus novateur, Anton Webern (1883-1945), qui aura ouvert la seconde partie du concert. Mais un Webern encore loin de son inspiration la plus avant-gardiste, puisqu’il s’est agi du Langsamer Satz (Mouvement lent) pour quatuor à cordes de 1905, époque où Webern, âgé de 22 ans, était l’élève de Schönberg. Cette page d’une douzaine de minutes qui n’a été créée que le 27 mai 1962 à Seattle par un quatuor de l’Université de l’Etat de Washington. Inspirée d’une randonnée en montagne, cette œuvre aux élans brahmsiens a pour modèle La Nuit transfigurée, jusqu’au poème qui signé lui aussi de Richard Dehmel, qui y dit « … lorsque la nuit tomba (après la pluie) le ciel versa des larmes amères, mais je marchais avec [ma bien-aimée] le long de la route ». Y est exprimée une pléthore d’émotions, du désir ardent jusqu’à l’agitation dramatique qui conduit à un dénouement pacifié. C’est la version pour orchestre à cordes qui a naturellement été retenue par l’Orchestre de Chambre de Paris. Cette transcription publiée en 1995 a été réalisée par le chef d’orchestre trompettiste étatsunien Gerard Schwarz, alors directeur musical de l’Orchestre Symphonique de Seattle. A l’instar de Die Verklärte Nacht, Brad Lubman en a donné une lecture d’une ardente expressivité tout en suscitant de la part de l’OCP une fluidité, un relief, un onirisme intense et stimulant.

Tanja Tetzlaff, Hans Kristian Kjos Sørensen, Brad Lubman, Orchestre de Chambre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

Mais le moment le plus attendu du concert était la première audition en France d’une nouvelle œuvre concertante d’Olga Neuwirth (née en 1968). Composé en 2022, titré According to What - ce qui renvoie au grand tableau éponyme de plusieurs toiles du peintre étatsunien Jasper Johns (né en 1930) -, ce Double Concerto pour violoncelle et percussion, malgré son aspect ludique, est une œuvre extrêmement dense, puissante, parfois à la limite de la déchirure au point de saisir l’auditeur à la gorge. Conçue pour deux instruments solistes à l’association originale tant ils semblent antinomiques, cette œuvre d’une vingtaine de minutes est le fruit d’une commande groupée des Orchestres de Chambre de Paris, Symphonique de Trondheim, de Chambre Suédois, Symphonique de la Radio de Vienne. Créé à Trondheim (Norvège) le 22 septembre 2022 par l’Orchestre Symphonique de cette ville dirigé par Baldur Brönnimann, avec la violoncelliste Tanja Tetzlaff et le percussionniste Hans-Kristian Kjos Sørensen, elle fait appel à un orchestre avec bois et cuivres par deux (un trombone et sans tuba), trois percussionnistes (dont un steel drum), orgue Korg (clavier-synthétiseur au son s’approchant de celui de l’orgue Hammond) et vingt-six cordes (huit, six, cinq, quatre, trois) concertant avec les deux solistes, un violoncelle et une percussion, dont une timbale et une amas d’objets trouvés « accordés », notamment six bouteilles de bière calibrées. « La musique déploie ses éléments en chaîne, exerçant une pression implacable sur la façade large et discontinue, écrit Olga Neuwirth dans sa note d’intention. Un monde sonore avec son amour du contre-nature, de l’artifice et de l’exagération, qui se concentre sur la note . » La violoncelliste allemande Tanja Tetzlaff - sœur du violoniste Christian Tetzlaff -, qui exalte sur son instrument de Giovanni Baptista Guadagnini de 1776 des sonorités sombres et luxuriantes, le geste ferme et expressif, et le percussionniste cymbaliste norvégien Hans-Kristian Kjos Sørensen, qui, de sa large palette de couleurs, se fond délicatement dans les sonorités de sa partenaire et de l’orchestre. Ils ont totalement assimilé cette partition qui leur est dédiée, tandis que le chef étatsunien Brad Lubman, familier de la création contemporaine de toute école et de tout style, dirige avec précision et conviction au point de donner la juste impulsion à l’Orchestre de Chambre de Paris qui s’illustre ici par la sûreté de son jeu, la plastique de ses timbres, sa remarquable homogénéité.

Bruno Serrou

samedi 22 avril 2023

Concert solaire de l’Orchestre Philharmonique de Radio France et de Mikko Franck avec une irradiante Hilary Hahn

Paris. Maison de la Radio. Auditorium. Vendredi 21 avril 2023

Hilary Hahn, Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Huit jours après leur rendez-vous manqué la semaine dernière à Chicago, Mikko Franck a retrouvé vendredi soir à Paris Hilary Hahn, cette fois à la tête de son Orchestre Philharmonique de Radio France dans le Concerto pour violon et orchestre de Johannes Brahms.

Hilary Hahn, Mikko Franck et l'Orchestre Philharmonique de Radio France saluent la prestation d'Hélène Devilleneuve (hautbois solo). Photo : (c) Bruno Serrou

Le Concerto pour violon et orchestre en ré majeur op. 77, autant que la Symphonie n° 1, créés à trois ans de distance est pour Brahms un véritable enfant de douleur. Il procura en effet à son auteur maints désagréments, notamment de la part de son dédicataire, Joseph Joachim, qui le trouva injouable, obligeant Brahms à des modifications techniques, tandis que l’œuvre eut du mal à s’imposer. Il n’en émane pas moins un extraordinaire sentiment de plénitude, malgré des moments plus sombres et méditatifs, comme le mouvement lent. Néanmoins, il ne se trouve rien de tragique et surtout pas une once de pathos, mais au contraire de l’héroïsme romantique et une radieuse sérénité. 


Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France à la fin du concert. Photo : (c) Bruno Serrou

Concentrée et lumineuse, Hilary Hahn a interprété cette œuvre phare avec une maîtrise de son et d’archet impressionnante avec son jeu suprêmement naturel. La violoniste étatsunienne a magnifié en une sereine liberté les ineffables beautés de l’œuvre, gorgée de soleil et d’allégresse. Les sonorités fruitées et pleines que la soliste tire de son magnifique instrument de 1864 du facteur français Jean-Baptiste Vuillaume aux couleurs mordorées exaltées par un jeu ample au vibrato délié ont magnifié les longues phrases aux amples respirations de Brahms. Toujours souriante, Hahn joue son violon avec grâce, entretenant avec lui une délicieuse intimité, sans fioriture ni artifices, jamais dans l’esbroufe contrairement à trop de stars médiatiques du violon. L’Orchestre Philharmonique de Radio France est somptueux, couvant la soliste avec délicatesse de ses sonorités charnelles et pleine. Mikko Franck et sa phalange de Radio France se sont avérés davantage que de simples partenaires de la soliste, d’authentiques compagnons enveloppant de leurs timbres délectables un violon enchanteur pour brosser de concert une chatoyante symphonie concertante. Des moments proprement sublimes, comme l’introduction puis dialogue dans le cours de  l’Adagio avec l’onctueux hautbois solo d’Hélène Devilleneuve qui devient violon, qui devient hautbois. Brillant Allegro giocoso ivre de joie, de chaleur, de lumière, joué par une Hilary Hahn solaire suscitant avec dextérité un bonheur simple et chatoyant, l’entente avec Franck étant totale, tandis que la cadence du mouvement initial, joué avec brio est d’une beauté irradiante.

Hilary Hahn, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

Difficile d’imaginer après un tel engagement dans une œuvre si exigeante et développée un quelconque bis. Pourtant, le public de l’Auditorium de Radio France, plein comme un œuf, n’a pas eu à insister longuement pour en obtenir un bis d’Hilary Hahn, que rien ne semble fatiguer. En complément, la violoniste a choisi un mouvement lent de Partita de Jean-Sébastien Bach, puis une page qu’elle venait de créer le 14 avril dernier à Chicago de Steven Banks, Though My Mother’s Eyes sur une mélodie que la mère du compositeur lui chantait enfant…

Mikko Franck, Orchestre Philharmonique de Radio France. Photo : (c) Bruno Serrou

En seconde partie, Mikko Franck et le Philharmonique de Radio France ont proposé la Symphonie n° 5 en ré mineur op. 47 de Dimitri Chostakovitch, la plus populaire du cursus des quinze symphonies du compositeur russe. Conçue un an après l’affaire de Lady Macbeth du district de Mtsensk dont la production du Bolchoï de Moscou suscita la fureur de Staline, écrite en trois mois en 1937, créée le 21 novembre de la même année à Leningrad par l’Orchestre Philharmonique de la ville sous la direction d’Evgueni Mravinski, cette œuvre se veut selon son auteur « la réponse du compositeur à de justes critiques ». Il faut dire qu’à l’époque de sa genèse, l’Union Soviétique est sous le boisseau de la terreur des purges staliniennes, dont des proches de Chostakovitch seront parmi les victimes, comme le metteur en scène Vsevolod Meyerhold persécuté dès 1930, dix ans avant d’être exécuté, la propre sœur du compositeur déportée en Sibérie, son beau-frère interrogé… Tant et si bien que Chostakovitch préfère renoncer à la création de sa Quatrième symphonie terminée en 1936 pour s’atteler sans attendre à la Cinquième, qui répondra au plus près aux attentes du régime en symbolisant « l’optimisme triomphant de l’homme ». Un optimisme outré qui dit combien il est contraint, si clairement d’ailleurs qu’il fut perçu comme tel par le public lui-même en proie à une angoisse collective. Il convient donc dans le Moderato initial de ne point y mettre de pathos mais de veiller à en souligner l’amertume, les moments de grâce, le lyrisme, ainsi que l’insouciance du scherzo Allegretto. Le Largo doit être pathétique mais sans surcharge, voire détaché du monde, tandis que l’Allegro finale est une page parmi les plus triviales du compositeur. Mikko Franck, le geste large et aérien donnant la juste impulsion à cette œuvre et à son orchestre, engendrant une interprétation fluide, généreuse, sans excès ni maniérisme, gommant à bon escient les rugosités souvent à la limite de la vulgarité - sinon franchement vulgaires - de cette partition, tandis que les pupitres ont rayonné par la maîtrise de leur jeu et par le lustre de leurs sonorités.

Ce concert était le cadre de l'ultime prestation de l'altiste Martine Schouman, après quarante ans de carrière au sein de l'Orchestre Philharmonique de Radio France.

Bruno Serrou

A noter que l’Orchestre Philharmonique de Radio France, Mikko Franck et Hilary Hahn partent en tournée en Allemagne du 24 au 29 avril avec ce même programme : Isarphilharmonie de Munich (24 avril), Kultur und Kongresszentrum de Stuttgart (25 avril), Philharmonie de Berlin (26 avril), Philharmonie de Cologne (27 avril), Philharmonie d’Essen (29 avril) 


jeudi 20 avril 2023

CD : Onze lieder orchestrés par Franz Liszt somptueusement interprétés par Thomas Hampson et l’Orchester Wiener Akademie dirigé par Martin Haselböck

Le label Aparté, sous l’égide de la Liszt Akademie d’Autriche, propose un très beau disque de pages peu enregistrées du compositeur hongrois, du moins sous leur forme pour voix avec orchestre. Célébré comme l’un des plus grands génies pianistiques de l’histoire, reconnu pour son œuvre d’inspiration religieuse et pour ses poèmes symphoniques, genre dont il est l’initiateur, Franz Liszt (1811-1886) demeure peu connu comme auteur de lieder. Or, il en composa sa vie durant sur des poèmes de toutes origines linguistiques, française, italienne, russe et surtout allemande.

En 1987, sous la férule du pianiste Cyril Huvé et de Radio France, paraissait sous étiquette ADDA un coffret de quatre CDs présenté comme une intégrale des lieder avec accompagnement de piano de Franz Liszt en soixante-quatorze  partitions. Chantée par la soprano Donna Brown, la mezzo-soprano Gabriele Schreckenbach, le ténor Ernst Haefliger, le baryton-basse Philippe Huttenlocher et la basse Guy de Mey, Huvé faisait découvrir dans cette somme un cursus ignoré mais passionnant, où se trouvaient plusieurs pages ayant clairement inspiré le gendre du compositeur, Richard Wagner (1813-1883), y compris le fameux accord dit « de Tristan ». Autre référence, le coffret de trois CDs de Dietrich Fischer-Dieskau et Daniel Barenboïm chez DG également paru pour le centenaire de la naissance du compositeur…

Le projet de Martin Haselböck avec Thomas Hampson est tout autre. Il s’agit pour le chef d’orchestre organiste autrichien, le baryton états-unien et trois de ses confrères de réunir en un CD les lieder que Liszt a dédiés à la voix avec orchestre dont une seule mélodie française, intégrant ses adaptations de lieder parmi les plus fameux de Franz Schubert (1797-1828) dont il a par ailleurs arrangé un certain nombre pour piano solo. Ainsi, parmi les onze lieder réunis ici, six sont entièrement de la main de Liszt - un seul sur un texte français de Pierre-Jean de Béranger (1780-1857), Le Juif errant de 1847 - dont quatre en premières mondiales, et cinq arrangements de pages de Franz Schubert, dont une première discographique. Cette somme embrasse différents aspects de la création de Liszt, et met en exergue le lyrisme brûlant et la puissance expressive caractéristiques du compositeur hongrois. En outre, ce disque permet de découvrir des versions orchestrales inédites de lieder de Schubert par Liszt.

De Liszt tout d’abord, le lugubre Der Doppelgänger (Le Double) sur un poème de Heinrich Heine (1797-1856), Die drei Zigeuner (Les trois Tzigane) sur des vers de Nikolaus Lenau, le sombre Die Vätergruft (La Crypte ancestrale) de 1844 tiré d’une ballade de Ludwig Uhland (1787-1862) qui est aussi l’ultime travail de Liszt avant sa mort le 31 juillet 1886 à Bayreuth, et ses propres œuvres, Weimars Toten (Mort de Weimar), premier des lieder que Liszt a directement écrit pour l’orchestre en 1849 - la version avec piano est postérieure - pour le centenaire de Goethe sur un texte de Franz von Schober (1796-1882), intime de Schubert, Le Juif errant et Der Titan (Le Titan), ce dernier orchestré en 1848 et composé à l’origine pour chœur d’hommes à quatre voix et piano sur un texte de Schober. A l’exception du Juif errant, la plupart de ces pages ont été orchestrées dans les années 1860. Y compris les cinq lieder de Schubert dont Liszt avait préalablement entendu diverses orchestrations à Paris dans les années 1830 chantés par le ténor Adolphe Nourrit (1802-1839) avec qui il les avait interprétés : Die junge Nonne (La jeune Nonne) sur un poème de Jacob Nicolaus Craigher de Jachelutta, Gretchen am Spinnrade (Marguerite au Rouet), Lied der Mignon, Der Erkönig (Le Roi des Aulnes), tous trois sur des poèmes de Johann Wolfgang von Goethe (1749-1832), et Der Doppelgänger évoqué plus haut.  

Ces onze lieder sont remarquablement interprétés par l’un des maîtres du Lied, le baryton Thomas Hampson, ainsi que par la soprano sud-coréenne Sunhae Im, la mezzo-soprano allemande Stephanie Houtzeel et le baryton-basse polonais Tomasz Koniecny, qui dialoguent avec une formation dont Liszt est l’ADN, l’Orchester Wiener Akademie jouant sur instruments anciens, partenaire privilégié du Festival International Liszt qui, dirigé par celui qui l’a fondé en 1985, Martin Haselböck, s’est donné pour mission de jouer et enregistrer tout l’œuvre pour orchestre du plus universel des compositeurs hongrois, Franz Liszt.

Bruno Serrou

Liszt « Orchestral Songs ». Thomas Hampson, Sunhae Im, Stephanie Houtzeel, Thomas Konieczny, Chorus Viennensis, Orchester Wiener Akademie. Direction : Martin Haselböck. 1 CD APARTE « Resound » AP324. Durée : 1h 06mn. Enregistré en 2021-2022. DDD

mercredi 19 avril 2023

Spectacle jubilatoire de Jacques Weber avec Pascal Contet et Greg Zlap à La Scala Paris, ou les mots et les notes à vif

Paris. La Scala Paris. Grande Salle. Mardi 18 avril 2023

Jacques Weber (né en 1949), Weber à Vif. Jacques Weber, Greg Zlap, Pascal Contet. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est un dense, onirique, touchant spectacle de quatre-vingt minutes qui passent à la vitesse d’un ouragan que présente La Scala Paris (1), Weber à Vif. Le comédien, scénariste et réalisateur Jacques Weber, qui en est à la fois l’acteur et l’auteur, s’y rit de son propre cabotinage et de sa vie de saltimbanque dans un trilogue avec deux excellents musiciens créateurs improvisant de façon délectable et épicée sur leurs instruments à anches respectifs, Pascal Contet à l’accordéon) et Greg Zlap à l’harmonica, tandis que Jacques Weber, en extraordinaire diseur vieillissant, joue de sa voix au timbre puissant et coloré légèrement grippée mardi soir. Il y imite brillamment d’illustres aînés, Louis Jouvet, Louis Seigner, Raymond Devos, Georges Brassens, vivant des poèmes de Victor Hugo, La Fontaine, des alexandrins de Pierre Corneille, incarnant avec infiniment de naturel et de vérité les textes qu’il a sélectionnés avec soin signés Antonin Artaud, Paul Claudel, Georges Courteline, Marguerite Duras, Gustave Flaubert, Vladimir Maïakovski, Edmond Rostand, Tom Stoppard, Anton Tchekhov, de l’artiste peintre mexicaine Frida Kahlo, ainsi que quelques-unes de ses propres créations, renvoyant en miroir jeunes et vieux, sa narration couvrant le cycle entier de sa propre carrière, depuis ses rêves d’adolescent jusqu’à son état de septuagénaire qui se projette centenaire…

Jacques Weber (né en 1948), Weber à Vif. Greg Zlak, Pascal Contet, Jacques Weber. Photo : (c) Bruno Serrou

Aimant se produire seul sur scène pour partager directement avec le public son enthousiasme et ses coups de foudre pour les grands textes littéraires, l’incandescent Jacques Weber apprécie la musique dont il s’avère sur scène être un vrai connaisseur, sa rencontre avec l’accordéoniste Pascal Contet - qui obtient des colorations d’orgue de son instrument -, qui a inspiré plus de trois cents œuvres nouvelles à une armée de compositeurs contemporains, également improvisateur de talent, puis sa découverte de l’harmoniciste Greg Zlap au cours d’un concert de Johnny Hallyday, lui ont judicieusement donné l’idée de créer un spectacle en trio associant la musique des mots et celle des notes. Autour de deux tables fortement éclairées disposées à cour et à jardin, les deux musiciens s’intègrent avec naturel et un plaisir communicatif au discours du comédien, qui leur donne le loisir de s’exprimer librement, en sa présence comme en son absence, ne limitant pas leur jeu aux respirations du spectacle mais en en faisant d’authentiques protagonistes, qui suscitent une véritable dramaturgie avec leur ample nuancier expressif et coloriste, se faisant tout autant partenaires que commentateurs, initiateurs, scénographes du dessein de Jacques Weber.

Jacques Weber (né en 1948), Weber à Vif. Jacques Weber, Greg Zlak, Pascal Contet. Photo : (c) Bruno Serrou

Espiègle, malicieux, grave, chaleureux, accorte, plein de verve et de panache, Jacques Weber ponctue, digresse, intègre dans les grands textes qu’il a sélectionnés des anecdotes vécues au théâtre, au cinéma et jusque sur les plateaux d’opéra, chantant vaillamment Beethoven ou sur les improvisations de ses deux comparses, et surtout Don Giovanni de Mozart tout en contant son expérience de jeune figurant au Festival d’Aix-en-Provence où le ténor péruvien Luigi Alva chantait le rôle de Don Ottavio, tout en écoutant, emperruqué et costumé, sur son transistor discrètement accroché à son cou la retransmission de la finale de la Coupe du monde de football, écouteurs aux oreilles.

Bruno Serrou

1) La Scala Paris jusqu’au 26 avril 2023. Représentations à Avignon, La Scala Provence, le 25 mai 2023, puis du 7 au 29 juillet dans le cadre du Festival d’Avignon 2023

lundi 17 avril 2023

Dirigé par Matthias Pintscher, l’Ensemble Intercontemporain a célébré avec ferveur son fondateur Pierre Boulez dans le cadre de la Biennale que lui consacre la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie - Cité de la Musique. Salle des Concerts. Biennale Pierre Boulez. Dimanche 16 avril 2023

Yeree Suh, Matthias Pintscher, Ensemble Intercontemporain (Altenberg-Lieder). Photo (c) Bruno Serrou

Remarquable concert ce dimanche après-midi de l’Ensemble Intercontemporain dirigé avec maestria par son actuel patron Matthias Pintscher Philharmonie de Paris - Cité de la Musique dans le cadre de la Biennale Pierre Boulez

Matthias Pintscher, Yeree Suh, Ensemble Intercontemporain (Altenberg-Lieder). Photo : (c) Bruno Serrou

En ce froid après-midi dominical d’avril, Pierre Boulez a été mis en regard de deux de ses compositeurs favoris. En ouverture de concert, Arnold Schönberg, qui était déclaré « mort » dans le titre et dans la conclusion d’un article publié dans The Score en février 1952 du jeune Boulez demeuré célèbre (voir Pierre Boulez, Relevés d’apprenti, Editions Le Seuil, 1966), et la rare Begleitmusik zu einer Lichtspielszene für Orchester op. 34 (Musique pour une scène de film pour orchestre). C’est à la suite d’une commande spécifique d’un éditeur de musique qui proposait à plusieurs compositeurs une partition pour le cinéma encore muet, que naquit en 1929-1930 cette courte pièce d’à peine neuf minutes dans laquelle Schönberg a imaginé un scénario en trois parties, Drohende Gefahr (Danger menaçant, lent), Angst (Angoisse, très vif), Katastrophe (Catastrophe, adagio). Sa création eut lieu le 8 avril 1930 à la Radio de Francfort sous la direction de Hans Rosbaud. Elle fera l’objet par la suite d’une version pour orchestre de chambre réalisée par Johannes Schöllhorn. L’Ensemble Intercontemporain et Matthias Pintscher en ont donné une lecture puissante, limpide et judicieusement dramatique, avec l’appui de quelques musiciens supplémentaires, proposant un véritable ravissement de couleurs et de timbres.

Matthias Pintscher, Yeree Suh, Ensemble Intercontemporain (Mallarmé I et II). Photo : (c) Bruno Serrou

Cet essai de musique de film sans descendance de Schönberg était suivi d’une œuvre tout aussi rare au concert, les Fünf Orchesterlieder nach Ansichtskartentexten von Peter Altenberg Op. 4 (Cinq Lieder pour orchestre d’après des textes de cartes postales de Peter Altenberg) d’Alban Berg. Plus connus sous le titre synthétique d’Altenberg-Lieder pour mezzo-soprano et orchestre, composés en 1911-1912, ils illustrent des textes de cartes postales du poète des cafés viennois Peter Altenberg (1859-1919) qui décrivent la nature conflictuelle mais sublime de l’âme humaine, et les sensations tangibles de l’amour et de la nostalgie. Pour illustrer ces propos, Berg fait appel à un très grand orchestre mais peu sollicité dans la totalité de son effectif, indubitablement marqué par les effectifs des Gurrelieder (1901-1911) de Schönberg, dont il était alors l’élève, et par le Chant de la Terre (1908-1909) de Gustav Mahler. Chaque lied est structuré de façon symétrique, commençant et finissant d’une manière comparable, et s’appuie sur les formes canon, passacaille et variations. Berg utilise aussi un langage tonal élargi qui inclut l'utilisation d'échelles par tons entiers et le total chromatisme. Pierre Boulez avait fait allusion à ces miniatures géantes notamment dans un entretien qu’il m’avait accordé pour le quotidien La Croix au sujet de ses propres Notations pour orchestre (1) : « Lorsque j’ai commencé à [les] instrumenter, j’ai réalisé que je ne pouvais pas utiliser un grand orchestre pour des pièces ne durant qu’une trentaine de secondes, en dépit d’Alban Berg et de ses Altenberg-Lieder op. 4, dont chacun des volets ne dépasse pas deux pages. Mes Notations ne sont pas exagérément longues non plus, mais elles dépassent largement les trente secondes, voire les trois minutes. C’est ainsi que j’ai commencé à élaborer la version pour orchestre de mes Notations, et que je me suis finalement rendu compte qu’il me fallait les élargir. » Cette fois, afin de se rapprocher du mieux possible de l’effectif de l’Intercontemporain, Matthias Pintscher a porté son dévolu sur la réduction pour soprano et orchestre de chambre réalisée par son confrère argentin Emilio Pomarico. Une réduction qui n’est pas trop frustrante, malgré tout, le travail de l’arrangeur s’avérant fidèle, du moins avec l’Intercontemporain et Pintscher qui a donné sinon à entendre du moins de compenser l’extraordinaire mélodie de timbres de la version originale, que Berg, en dépit de l’énorme chahut provoqué par les disproportions entre développement de l’œuvre et énormité des effectifs, n’a jamais envisagé de rendre son cycle plus facilement programmable. Le chant sensible et touchant magnifié par une voix délicate mais solide et claire de la mezzo-soprano sud-coréenne Yeree Suh a restitué tous les tourments de l’âme humaine, la sensualité, le désir de ces pièces admirables.

Matthias Pinyscher, Yeree Suh, Ensemble Intercontemporain (Mallarmé I et II). Photo : (c) Bruno Serrou

Ce cycle de moins d’un quart d’heure a été suivi d’un changement de plateau plus longue que la durée d’exécution de l’Opus 4 de Berg, pour disposer l’effectif instrumental nécessaire à l’exécution des deux premières Improvisations sur Mallarmé (Improvisation I sur Mallarmé « Le vierge, le vivace, et le bel aujourd’hui ; Improvisation Ii sur Mallarmé « Une dentelle s’abolit ») extraites de l’un des chefs-d’œuvre de Pierre Boulez titré Pli selon Pli entrepris en 1957, que le compositeur a sous-titré « Portrait de Mallarmé » lorsqu’il l’a achevé en 1962 puis révisé en 1984 et 1989, si bien qu’il aura fallu trente-deux ans de genèse. Les deux Improvisations proposées durant ce concert sont les premiers volets écrits par Boulez pour son cycle de cinq pièces Pli selon Pli dont le titre provient du sonnet Remémoration d’amis belges qui évoque la cathédrale de Bruges dont la brume découvre « pli selon pli la pierre veuve ». Elles sont pour soprano et ensemble d’instruments à percussion et éditées séparément, ce qui autorise une exécution hors cycle. Ce n’est bien évidemment pas l’orchestration originale qui fait appel à une soprano et à trente-huit musiciens pour Mallarmé I qui a été utilisée dont huit percussionnistes, mais celle pour soprano, six percussionnistes, piano, célesta et harpe, mettant ainsi en évidence le brillant, la luminosité, la sensualité cristalline de l’écriture de Pierre Boulez, qui fait de lui le seul véritable héritier de Claude Debussy, ce que conforte Mallarmé II conçu pour soprano et neuf instrumentistes, dont quatre percussionnistes. Dialoguant, soutenant et ponctuant brillamment la soliste de couleurs littéralement magiques, l’Ensemble Intercontemporain a magnifié la beauté du timbre de la voix de Yeree Suh, dont l’articulation limpide a permis de distinguer clairement le moindre mot des poèmes de Mallarmé, ce qui est rarement le cas à la requête même du compositeur il est vrai qui s’interrogeait sur la nécessité de compréhension des vers mis en musique, écrivant « Il me semble trop restrictif de vouloir s’en tenir à un sorte de lecture en / avec musique », ajoutant qu’« elle ne remplacera jamais la lecture sans musique, celle-ci restant le meilleur moyen d’information sur le contenu d’un poème ».

Ensemble Intercontemporain, Matthias Pintscher (Dérive 2). Photo : (c) Bruno Serrou

 La seconde partie du concert était monographique et vouée à un seule œuvre de Pierre Boulez, Dérive 2 pour onze instruments. Entreprise quatre ans après la composition rapide de la courte Dérive 1 en 1984 à partir d’un même matériau, cette partition quarante minutes plus longue que la précédente a nécessité dix-huit années de genèse. Ecrite en 1988 dans une version de seize minutes, dédiée à Elliott Carter, créée le 21 juin 1990 à Milan par l’Ensemble Intercontemporain dirigé par son fondateur, l’œuvre a été révisée et développée à deux reprises, en 2002 (vingt et une minutes) et 2006 (quarante-cinq minutes), à chaque fois en vue d’un concert, la première pour le Festival de Lucerne, la seconde pour le Festival d’Aix-en-Provence. Il s’agit donc de l’œuvre ultime de Boulez pour ensemble, puisque seules les versions pour alto d’Anthèmes 2 avec électronique live et de Messagesquisse avec bande ont suivi en 2008 et 2016. De l’aveu-même du compositeur, c’est « le contact suivi avec certaines œuvre de Ligeti qui [l’]a amené à réfléchir sur la vie rythmique de l’œuvre musicale », l’œuvre devenant « une sorte de journal reflétant l’évolution des idées musicales proprement dites, mais également la façon de les organiser dans une sorte de mosaïque narrative ». De l’instrumentarium ressort la beauté expressive du cor anglais au ton méditatif, la virtuosité de la mise en place des pupitres qui se répondent dans la dernière partie où se superposent et se juxtaposent diverses couches du temps musical, le tout constituant un véritable concerto pour petit ensemble d’une créativité inouïe. L’Ensemble Intercontemporain, qui a créé tous les degrés de finalisation de l’œuvre sous la direction de son auteur, malgré les nombreux renouvellements de musiciens depuis 2006, a offert une interprétation flamboyante et énergique, d’une élasticité et d’une fluidité confondante, avec un brio instrumental à couper le souffle.

Un concert somptueux qui ne fait que donner l’envie d’assister au plus vite aux deux derniers rendez-vous fixés par la Philharmonie pour sa Biennale Pierre Boulez mardi 2 et mercredi 3 mai 2023…

Bruno Serrou

1) Entretiens de Pierre Boulez 1983-2013 recueillis par Bruno Serrou (Editions Aedam Musicae, 272 pages, 2017)

samedi 15 avril 2023

Un Orchestre de Paris étincelant galvanisé par son patron, Klaus Mäkelä, avec une Yuja Wang aux doigts d’airain dans une création de Magnus Lindberg

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Vendredi 14 avril 2023

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

L’Orchestre de Paris devient à chacune de ses prestations une phalange d’exception. Lors du concert de vendredi sous la direction de son chef titulaire, le Finlandais Klaus Mäkelä, il a rayonné de tous ses feux, quelles que soient les œuvres.

Klaus Mäkelä, Magnus Lindberg, Yuja Wang, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

La première partie était vouée à la Finlande, avec en ouverture une Valse triste op. 44/1 de Jean Sibelius chaleureusement nostalgique, qui a préludé à une création française du Concerto n° 3 pour piano et orchestre de Magnus Lindberg (né en, 1958) composé en 2022 pour la pianiste chinoise Yuja Wang. Commande des China National Center for the Performing Arts, des Orchestres Symphoniques de San Francisco et de Toronto, Philharmonie de Paris-Orchestre de Paris, des Orchestres de la NDR Elbphilharmonie et du Philharmonique de New York, créé le 13 octobre 2022 au Louise M. Davies Symphony Hall de San Francisco par Yuja Wang, le Symphonique de San Francisco et Esa-Pekka Salonen, c’est sa créatrice et dédicataire qui le donnait cette semaine à Paris en présence du compositeur. Taillé à la mesure de son interprète, le concerto exploite son extraordinaire digitalité, sa virtuosité d’airain, la souplesse de son jeu, sa vélocité d’exécution. Si Yuja Wang fascine par sa flamboyance, sa dextérité, ses sonorités de braise, l’œuvre elle-même ne parvient pas à maintenir l’attention tant elle s’avère longue et sans personnalité tant son caractère hollywoodien consensuel est excessif, avec ses façons néo-post-romantiques, en vrac Rachmaninov, Ravel, Prokofiev, Bartók - celui du Troisième Concerto, le moins novateur des trois… Où donc est passé l’auteur de l’impressionnant Kraft pour ensemble et orchestre symphonique (1983-1985), d’Aura (1993-1994), et même du Concerto n° 1 pour piano (1994-1997) ?... Des grands compositeurs finlandais nés dans les années 1950, seule Kaija Saariaho a su préserver sa forte personnalité. 

Yuja Wang, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

De toute évidence enchantée par l’accueil chaleureux du public, Yuja Wang a offert quatre bis, le Prélude op. 87/8 de Dimitri Chostakovitch, Yö meren rannalla (Une nuit sur le rivage) op. 34/1 du compositeur pianiste finlandais Heino Kaski (1885-1957), la Fantaisie sur Carmen de Vladimir Horowitz, et l’Etude op. 76/2 de Sibelius, pour clore cette première partie vouée à la Finlande...  

Klaus Mäkelä, Orchestre de Paris. Photo : (c) Bruno Serrou

En seconde partie, une fulgurante et luxuriante Symphonie n° 6 en si mineur « Pathétique » op. 74 de Piotr Ilitch Tchaïkovski… Le compositeur russe a toujours réussi à l’Orchestre de Paris, mes souvenirs remontant avec lui à une extraordinaire « Pathétique » en 1974 au Théâtre des Champs-Elysées dirigée par Seiji Ozawa… Sous la direction accomplie de Klaus Mäkelä, la phalange sonne d’entrée tout en rondeur et en plénitude, dès l’exposition du thème lugubre du basson dans l’Adagio liminaire, bois par deux (plus piccolo) et bientôt les cuivres dont les onze éléments (cinq cors, deux trompettes, trois trombones, tuba) ont sonné fièrement. Avec sa gestique qui se fait toujours plus chorégraphique, le chef finlandais a évité le pathos tout en mettant en exergue l’urgence et la gravité implacable de l’œuvre. Sitôt la reprise haletante  du thème liminaire, l’Allegro non troppo s’est déployé dans un vacarme plus tenu que de coutume, le lyrisme plutôt que le fatum emportant le mouvement initial entier. Dans l’Allegro con grazia, Mäkelä a mis en valeur la souplesse et la légèreté de la valse à cinq temps qui pulvérise l’angoisse qui a précédé en l’emportant dans un tourbillon d’élégance insouciante tempérée par un retour d’un tragique pressentiment, tandis que l’Adagio final, aussi tragique fût-il, n’a pas sombré dans un fatum excessif, touchant au contraire dans son tragique naturel sincèrement humain. Dans un son toujours rond exempt de toute acidité et frottement de timbres, répondant aux sollicitations de leur directeur musical, les visages trahissant un vrai bonheur de jouer, les musiciens de l’Orchestre de Paris se sont illustrés par la rutilance et la plénitude de leurs sonorités, leur plaisir évident de jouer ensemble.

Bruno Serrou 

mercredi 12 avril 2023

"O mon bel inconnu" de Reynaldo Hahn et Sacha Guitry Théâtre de l'Athénée accuse son âge malgré une production de qualité

Paris. Athénée Théâtre Louis Jouvet. Mardi 11 avril 2023

Reynaldo Hahn (1874-1947)/Sacha Guitry (1885-1957), Ô mon bel inconnu. Photo : (c) Marie Pétry

Si sur le papier, le spectateur peut se dire qu'il va assister à un bon moment de détente, mais il déchante rapidement à l’écoute de ce pastiche de critique sociale de la bourgeoisie des années folles dans laquelle Sacha Guitry excellait pourtant.

Reynaldo Hahn/Sacha Guitry, Ô mon bel inconnu. Photo : (c) Marie Pétry

Pièce bavarde et interminable, saturée de clichés, fondamentalement misogyne, avec fort peu de musique, bien troussée et bien orchestrée au demeurant avec de séduisantes couleurs instrumentales dues notamment à un saxophone. Si la musique et les airs gardent leur charme désuet, le texte est extrêmement daté, envahissant même, au point d’écraser la musique de son co-auteur, Reynaldo Hahn (1874-1947), et de se faire carrément insupportable. Heureusement, demeurent d’autres témoignages de celui qui reste comme l’un des grands dramaturges, scénaristes, cinéastes, metteurs en scène, réalisateurs, acteurs du XXe siècle, Sacha Guitry (1885-1957).

Reynaldo Hahn/Sacha Guitry, Ô mon bel inconnu. Photo : (c) Marie Pétry

Peut-être manque-t-il dans le spectacle vu ce mardi 11 avril à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet cette verve propre à Sacha Guitry (qui était marié à l’époque à la soprano et actrice Yvonne Printemps) et aux acteurs dont il avait aussi l’art de s’entourer, son sens de l’improvisation, sa silhouette imposante et débonnaire, sa voix de stentor, son sens du spectacle qui lui donnait constamment l’air d’improviser avec un naturel inimitable dans ses rôles de bourgeois revenu de tout. Qu’il est proprement Impossible à quiconque de retrouver cette gouaille railleuse propre à Sacha Guitry.

Reynaldo Hahn/Sacha Guitry, Ô mon bel inconnu. Photo : (c) Marie Pétry

Peut-être manque-t-il dans le spectacle vu ce mardi 11 avril à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet cette verve propre à Sacha Guitry (qui était marié à l’époque à la soprano et actrice Yvonne Printemps) et aux acteurs dont il avait aussi l’art de s’entourer, son sens de l’improvisation, sa silhouette imposante et débonnaire, sa voix de stentor, son sens du spectacle qui lui donnait constamment l’air d’improviser avec un naturel inimitable dans ses rôles de bourgeois revenu de tout. Qu’il est proprement Impossible à quiconque de retrouver cette gouaille railleuse propre à Sacha Guitry.

Reynaldo Hahn/Sacha Guitry, Ô mon bel inconnu. Photo : (c) Marie Pétry

Ainsi, cette « comédie musicale », pour reprendre la classification fixée sur la partition de Reynaldo Hahn, qui fut un proche de Marcel Proust, est terriblement datée. Créée à Paris le 5 octobre 1933 Théâtre des Bouffes-Parisiens, Ô mon bel inconnu conte l’histoire d’un chapelier, Prosper, qui s’ennuie à couvrir les têtes de sa clientèle, et de se disputer avec sa femme Antoinette et sa fille Marie-Anne qui l’assistent dans son activité, ainsi qu’avec la bonne. Pour y échapper, il publie sous un faux profil une annonce dans un journal de rencontres à laquelle répondent sa femme et sa fille, dont il identifie les écritures, et une comtesse qui se révèlera être sa bonne… Il leur fixe rendez-vous autant pour les confondre que pour leur faire une bonne blague dans une villa luxueuse qu’il loue à cette fin à Saint-Jean-de-Luz… Là, le propriétaire de la villa, M. Victor, se charge involontairement de semer la confusion… Mais tout finit évidemment par s’arranger en une happy-end attendue…

Reynaldo Hahn/Sacha Guitry, Ô mon bel inconnu. Photo : (c) Marie Pétry

Comme toute production soutenue par le Palazetto Bru Zane, qui a réuni autour de lui les Opéras de Tours, Avignon, Rouen et Massy aux côtés du Théâtre de l’Athénée celle-ci est de haute exigence artistique. Dans des décors impressionnants considérant la taille du plateau de l’Athénée et fort bien conçus, et des costumes bien dessinés plongeant dans les années trente d’Anne-Sophie Grac, la mise en scène d’Emeline Bayart respire aisément, les comédiens s’expriment sans entrave autre que le manque d’élan et de naturel dans la comédie, qui reste terre à terre, les protagonistes semblant engoncés dans la crainte d’en faire trop. Si l’on apprécie le bon goût de cette production, qui évite toute grivoiserie et vulgarité gratuite, l’on reste sur sa faim d’une conception et d’un jeu au second degré, le spectacle s’avérant en fin de compte trop sérieux à force d’éviter soigneusement les excès, comme si les comédiens craignaient d’en faire trop.

Reynaldo Hahn/Sacha Guitry, Ô mon bel inconnu. Photo : (c) Marie Pétry

Les protagonistes sont davantage comédiens que chanteurs, si bien qu’il est impossible de juger des voix à l’aune de l’opéra-comique ni même de l’opérette. Le seul à vraiment s’imposer de ce point de vue est le titulaire du rôle muet d’Hilarion Lallumette, Carl Ghazarossian, dont la voix revient miraculeusement pour chanter la morale de l’histoire (car il y en a une, comme toujours chez Sacha Guitry). En tête de distribution Marc Labonnette, touchant Prosper, entouré des exquises Antoinette de Clémence Tilquin et Marie-Anne de Sheva Tehoval, l’envahissante bonne Félicie d’Emilie Bayart dans un emploi que Guitry se plaisait à dessiner, le Claude de Victor Sicard, et l’incontrôlable et envahissant M. Victor de Jean-François Novelli…

Reynaldo Hahn/Sacha Guitry, Ô mon bel inconnu. Photo : (c) Marie Pétry

Mais tout Reynaldo Hanh est dans la fosse. L’Orchestre des Frivolités Parisiennes dirigé avec allant par Samuel Jean soutient avec brio le chant au point de donner au spectacle ses délicieuses chatoyances, parfois une sensualité bienvenue que le compositeur a su apporter à ce vaudeville qui, aujourd’hui, a du mal à porter son âge…  

Bruno Serrou