Lille (Nord). Opéra de Lille. Samedi 5 novembre 2022
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Sarah Kim (Synthibird, synthétiseur), Maîtrise Notre-Dame de Paris. Elèves du Conservatoire à Rayonnement Régional de Lille, Haga Ratova (Synthibird, synthétiseur). Photo : (c) Simon Gosselin
Deux fois plus long avec ses vingt-neuf heures de
durée que la Tétralogie de Richard Wagner,
le cycle pharaonique d’opéras de
sept jours Licht de Karlheinz Stockhausen (1928-2007)
n’a jamais été représenté en
France en son intégralité. Maxime Pascal et Le Balcon se sont lancés dans
l’aventure avec succès à l’Opéra Comique en
2018 avec son premier volet, Donnerstag aus Licht (Jeudi de lumière) (1978-1980),
dans la perspective d’une intégrale des sept jours d’ici 2028, année du
centenaire de la naissance du plus grand compositeur allemand de la seconde
moitié du XXe siècle. Stockhausen avait tout annoté dans ses
partitions, des durées aux gestes des protagonistes, en passant par les effets
de l’association de l’électronique et des instruments acoustiques, en fait l’œuvre
d’art totale telle que l’avait rêvée et pensée un autre Allemand, Richard
Wagner (1813-1883). Dans le cadre de leur résidence qui commence à l’Opéra de
Lille, où ils succèdent à l’ensemble belge Ictus, Le Balcon et Maxime Pascal
ont pu monter avec le soutien sans faille du théâtre lyrique de la capitale du
Nord la réalisation de Freitag aus Licht, quatrième étape de leur épopée
au cœur de a création la plus ambitieuse de Karlheinz Stockhausen et de l’histoire
de la Musique.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Charlotte Bletton (Lufa, flûte), Jenny Daviet (Eva, soprano), Iris Zerdoud (Elu, cor de basset). Photo : (c) Simon Gosselin
Le projet de Maxime Pascal
remonte à quinze ans, avec pour chronologie de production celle de la création
de chacun des volets du cycle Licht. « Karlheinz Stockhausen est aujourd’hui un
modèle pour les jeunes générations de musiciens, classiques et populaires,
s’enthousiasme le chef d’orchestre Maxime Pascal. Avec Pierre Henry, il a
exploré la musique mixte, la sonorisation, l’électronique musicale. Il est pour
nous un phare, et jouer son cycle autobiographique de sept opéras Licht: die sieben Tage der Woche (Lumière : les sept jours de la semaine) composé
entre 1977 et 2007 est la concrétisation d’un rêve. » Le patron de
l’ensemble Le Balcon a travaillé à Kürten, résidence du compositeur allemand aujourd’hui
siège de la Fondation Stockhausen pour la musique où sont dispensées des
master-classes par des proches de Stockhausen dont Suzanne Stephens.
« J’ai eu la chance de travailler en 2007 avec elle, ainsi qu’avec Markus
Stockhausen et Annette Meriweather, et, surtout Karlheinz Stockhausen en
personne. Tous ont participé à la création du cycle entier », se félicite
Pascal, qui rappelle avoir donné des extraits de Jeudi de lumière
lors du premier concert du Balcon, en 2008, pour le premier anniversaire de la
mort du compositeur.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Iris Zerdoud (Elu, cor de basset), Jenny Daviet (Eva, soprano), Antoin HL Kessel (Ludon, basse). Photo : (c) Simon Gosselin
Après Samstag aus Licht (Samedi de Lumière) (1981-1983)
en 2019 et Dienstag aus Licht (Mardi de Lumière) (1977-1991) en 2020, c’est au
tour de Freitag aus Licht (Vendredi de Lumière)
(1991-1994), donné en ce début de mois de novembre à l’Opéra de Lille avant d’être
repris à la Philharmonie de Paris dans le cadre du Festival d’Automne à Paris
(1), puis à une date non encore précisée au Norrlandsoperan en Suède.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Jenny Daviet (Eva, soprano), Halidou Nombre (Kaino, baryton). Photo : (c) Simon Gosselin
Avec Freitag aus Licht, le
plus court des volets du cycle Licht, Maxime
Pascal et son ensemble Le Balcon franchissent le cap de la moitié (cinquante-sept
pour cent) de leur parcours au cœur de cette œuvre immense de Stockhausen,
puisqu’il leur reste désormais trois opéras à réaliser, Montag aus Licht (Lundi de Lumière) (1984-1988),
Mittwoch aus Licht (Mercredi de Lumière) (1995-1997), sans doute le plus
complexe à monter avec la fameuse scène d’une heure qui requiert la
participation de quatre hélicoptères (Helikopter
Streichquartet) dans la troisième scène, les membres d’un quatuor à cordes jouant chacun
à l’intérieur d’un hélicoptère dont le bruit des rotors se mêle au son des instruments,
et Sonntag aus Licht (Dimanche de Lumière)
(1998-2003).
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Photo : (c) Simon Gosselin
Après les journées consacrées à
Jupiter (Jeudi), Saturne (Samedi) et Mars (Mardi), Vendredi est le jour de
Vénus, son savoir et sa raison. Composé en 1991-1994, Freitag aus Licht compte
un Salut (Gruss), un acte intitulé Versuchung (Tentation)
et un Adieu (Abschied). Cette journée est donc celle
de la Tentation, et met de nouveau face à face Eve et Lucifer, qui cette fois
se présente sur le nom de Ludon : la tentation d’Eve par Lucifer, la tentation
d’utiliser le corps comme un instrument, la tentation de fondre le son
électronique et le son acoustique… De fait, il s’agit de l’opéra qui utilise le
plus l’électronique au sein du cycle, où l’instrumentarium est le moins fourni
(flûte, cor de basset, deux claviers électroniques par des instrumentistes
professionnels, sept flûtes et sept clarinettes jouées par des enfants). Avec l’outil
électronique dont il a été un véritable maître doublé d’un authentique sorcier,
Stockhausen s’attache plus particulièrement aux mouvements du son dans l’espace
et à créer des « reliefs sonores mobiles ».
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Photo : (c) Simon Gosselin
Maxime Pascal s’est vu
confier par la Fondation Stockhausen-Stiftung für Musik de Kürten en Rhénanie-du-Nord-Westphalie
la totalité des bandes et du matériel électronique nécessaire à la diffusion
continue du son, qui n’a fait l’objet d’aucun montage spécifique à cette
production. Le travail de spatialisation réalisé par Florent Derex (projection
sonore), Augustin Muller et Etienne Démoulin (électronique musicale) enveloppe
la salle entière dans un halo sonore qui pénètre jusqu'aux abysses du corps et de l’esprit de l’auditeur,
qui vit à jusqu’au plus intime de la musique, la bande son s’associant avec un
naturel confondant aux instruments acoustiques et aux chanteurs. La distribution
soliste est remarquable, à commencer par les instrumentistes acoustiques, deux extraordinaires
musiciennes du Balcon à la présence rayonnante, Iris Zerdoud (cor de basset) et
Charlotte Bletton (flûte) qui reprennent l’effectif de la création, Stockhausen
ayant écrit leur partie pour deux femmes, de proches amies, dont Suzanne Stephens,
et deux synthétiseurs en forme de guitare électrique avec clavier tenus par
Sarah Kim et Haga Ratova.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. La Guerre des Enfants. Photo : (c) Simon Gosselin
Côté action, l’acte unique du
livret de Stockhausen commence au milieu d’une rencontre entre Eva (Jenny
Daviet, soprano) et Ludon (Antoin HL Kessel, basse), ce dernier offrant à la première
la main de son fils, Kaino (Halidou Nombre, baryton). Plus tard, tandis qu’Eva
marche avec ses enfants munis d’instruments de musique et vêtus de blanc, et croise
Ludon, avec des enfants vêtus de noir formant un chœur. Les deux ensembles
jouent l’un après l’autre, jusqu’à ce que Ludon propose qu’ils jouent ensemble
avant de joindre son chant à celui du chœur. Eva accepte alors de s’unir à
Kaino. Une nuit de pleine lune, sur les bords d’un lac, Eva rencontre Kaino.
Ils consomment leur union en chantant un duo charnel, puis Eva quitte son amant
sur un bateau tandis que se fait entendre un cri déchirant de Michaël, trahi. Une
longue bataille entre les enfants de Ludon et ceux d’Eva commence. Ceux d’Eva
semblent prendre le dessus, jusqu’à ce qu’un rhinocéros ailé vienne en soutien
de ceux de Ludon et que tous disparaissent dans le bruit et la fureur. Alors qu’elle
se repend et prie, Eva a une vision de Michaël, et, au loin, d’une lumière
surnaturelle… Les jeunes souffleurs qui constituent l’équipe des enfants d’Eva,
sont incarnés par les élèves des classes de flûte et de clarinette du
Conservatoire à Rayonnement Régional de Lille, qui se donnent sans compter et
avec bonheur, jusque dans la guerre de la seconde partie de la production.
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Photo : (c) Simon Gosselin
Tandis qu’en 2018 il prévoyait de
travailler avec le seul Benjamin Lazar à la mise en scène, c’est avec la
metteur en scène italienne Silvia Costa, proche collaboratrice de Romeo
Castellucci, qu’il a choisi de collaborer pour Vendredi de Lumière. Le « Salut » commence
dans le hall dès 17h30, une demi-heure avant le début de l’acte, « Tentation »,
tandis que l’ « Adieu » prolonge l’acte une autre demi-heure,
cette fois jusqu’à 22h30. Silvia Costa, qui signe également une scénographie séduisante,
colorée et malicieuse, règle sa mise en scène au cordeau, mêlant judicieusement
le féerique, le ludique, l’humour, l’actualité, occupant l’espace avec
dynamisme et créativité, donnant à ce spectacle d’une force et d’une diversité
extraordinaires une dimension à la fois symbolique et contemporaine. Les trois
chanteurs solistes sont remarquables, surtout la soprano française Jenny Daviet
à la voix souple, montant avec agilité dans les aigus sans jamais saturer ni
faiblir, incarnant avec élégance une Eva tour à tour fragile et vindicative. Face
à elle la basse cubaine Antoin HL Kessel au physique imposant et à la voix flexible
et aux graves abyssaux, qui avec sa partenaire brosse un duo d’une vibrante sensualité,
et le baryton français Halidou Nombre dans le rôle plus épisodique de Kaino. Aux côtés de l'excellent Choeur mixte Le Balcon, les
jeunes choristes de la Maîtrise Notre-Dame de Paris forment un ensemble d’une
grande unité qui se délectent dans l’espace que leur ménage avec bonheur Silvia
Costa qui leur instille un plaisir et une liberté pour le moins communicatives, au milieu de leurs
camarades de jeux que sont les comédiens dirigés par Jehanne Carillon, et les trois danseurs
qui incarnent une partie de corps, le bras, la bouche, la jambe… au coeur d’un
décor empli de gadgets en tous genres, flipper, voiture de course à pédales,
globe autour duquel tourne une fusée, seringues pour infiltration d’héroïne,
ballon… Seul manque le rhinocéros volant prévu par Stockhausen dans la scène de la guerre des enfants...
Karlheinz Stockhausen (1928-2007), Freitag aus Licht. Jenny Daviet (Eva, soprano), Charlotte Bletton (Lufa, flûte), Iris Zerdoud (Elu, cor de basset), Halidou Nombre (Kaino, baryton). Photo : (c) Simon Gosselin
Un spectacle féerique à ne pas
manquer (la représentation du 14 novembre à la Philharmonie de Paris est annoncée
comme diffusée en direct sur son site), en attendant impatiemment le prochain
volet annoncé pour 2023, Sonntag aus Licht.
Bruno
Serrou
1) Opéra de Lille jusqu’au 8
novembre 2022. A Paris, Philharmonie/Festival d'Automne le 14 novembre 2022