vendredi 28 octobre 2022

Reportage à Hambourg : Steinway & Sons au sommet de l’artisanat et de la technologie

Hambourg (Allemagne). Steinway & Sons Fabrik. 10, Rondenbarg Strasse ; Elbphilharmonie. Jeudi 20 et vendredi 21 octobre 2022

Hambourg, Steiunway & Sons. Entrée de la manufacture. Photo : (c) Bruno Serrou

Le plus célèbre des facteurs de pianos de la planète, Steinway & Sons, n’a de cesse d’innover depuis cent soixante-dix ans. Il a déposé plus de cent vingt cinq brevets depuis sa fondation en 1853 par le facteur saxon Heinrich Engelhard Steinweg (1797-1871), devenu Henry E. Steinway après son installation à New York en 1851 dans le Queens et son association avec ses fils Theodore, technicien, et William, commercial. En 1875, ils ouvrent leur magasin de Londres et en 1880 l’usine de Hambourg. Le marché le plus porteur de Steinway est celui des Etats-Unis, devant la Chine puis le reste du monde.

Hambourg, Elbphilharmonie. Steinway & Sons, présentation du système SPIRIO/r par Lang Lang. Photo : (c) Franziska Krug_Getty Images pour Steinway & Sons

Dans la grande salle de concerts de la déjà fameuse Elbphilharmonie de Hambourg, Steinway & Sons a convié plus de quinze cents personnes venues de toute l’Europe pour lancer non pas un instrument inédit mais un nouvel outil électronique développé par ses propres ingénieurs, le SPIRIO/r. Et qui d’autre pouvait-il incarner une telle innovation en démonstration que le médiatique et excentrique pianiste chinois vivant aux USA Lang-Lang. Ainsi, le noir-salle fait, les projecteurs se sont concentrés sur un modèle D au coffre grand ouvert derrière un tabouret vide le long d’un écran blanc. Sur ce dernier sont apparues deux mains courant sur un clavier muet, tandis que l’instrument installé sur le plateau faisait entendre simultanément Gershwin et autres thèmes populaires ses touches s’enfonçant et se soulevant seules et faisant sonner les cordes et résonner l’instrument. Après un entracte de 20 minutes, les invités ont assisté à un véritable show avec interview interminable de la star du piano par une animatrice sexy, ventant le nouveau produit, avant d’entamer le thème des Variations Goldberg à un tempo lentissime, suivi de 3 des 30 variations puis de la reprise de l’aria, le tout sur le même ton d’une lenteur mortifère mais suscitant un accueil délirant, qui a conduit le pianiste à plusieurs bis, dont une Valse à 4 mains de Brahms très glamour avec sa femme, la pianiste germano-coréenne Gina Alice Redlinger. 

Hambourg, Elbphilharmonie. Steinway & Sons, présentation du système SPIRIO/r par Lang Lang et sa femme Galina Alice Redlinger. Photo : (c) Franziska Krug_Getty Images pour Steinway & Sons

Malgré sa réputation de grand sérieux, Steinway & Sons a cédé aux sirènes du showbiz pour lancer en Europe un produit high-tech, le SPIRIO/r. Il n’en demeure pas moins que les pianos de la marque sont les instruments favoris de tous les grands pianistes, et la réputation de la célèbre manufacture a été forgée par les interprètes les plus éminents des compositeurs répertoriés sous la dénomination classiques et jazz. Mille cinq cents le pratiquent en exclusivité, et il convient d’ajouter les grandes salles de concert et d’opéra du monde. Les professionnels jouent plus ou moins régulièrement sur Steinway, et tous les amateurs du monde rêvent d’en posséder un.

Hambourg, manufacture Steinway & Sons. Photo : (c) Bruno Serrou

Le facteur allemand Steinway & Sons est implanté dans une banlieue industrielle de Hambourg. Sur la gauche de la Rondenbarg Strasse (n° 10), le magasin de la manufacture indique au visiteur qu’il se trouve sur la bonne voie. Une centaine de mètres plus loin, au n° 15 de la même rue, deux grands bâtiments de briques rose-sombre dominée par une tour adjacente. Pour les atteindre, il faut franchir un vaste portail gris entouré de hautes grilles de la même couleur. Entre les deux édifices, une volumineuse enseigne au fond blanc encadrée de bois brun assure le fait que l’on est bel et bien chez Steinway & Sons au-dessous de la fameuse lyre… La visite commence par les cours de la fabrique où sont regroupés d’immenses planches de bois de toutes les essences qui constitueront les pianos, après y avoir séché pendant deux ans, certaines d’entre elles étant stockées à l’air libre, d’autres dans de vastes hangars.  

Hambourg, manufacture Steinway & Sons. Photo : (c) Steinway & Sons

Une fois à l’intérieur, le visiteur pénètre dans le saint-des-saint par un étroit couloir longeant une vitre laissant entrevoir la salle de repos du personnel qui débouche sur un étroit escalier aux marches hautes et serrées dont il faut monter les trois premiers étages avant d’avoir le souffle coupé  par l’émotion qui vous étreint lorsque, sur un mur face à des pianos en cours d’assemblage apparaissent les portraits de J.S. Bach, Haydn, Mozart, Beethoven, Schubert, Chopin, Liszt, Grieg… 

Hambourg, manufacture Steinway & Sons. Photo : (c) Bruno Serrou

Une ambiance feutrée de recueillement vous saisit lorsque l’on pénètre comme dans un temple, avec des facteurs en train de travailler sur des cadres de bois brut qu’ils préparent au formatage d’une queue d’un futur piano… Et l’on se rend rapidement compte que loin du travail à la chaîne, la manufacture est constituée d’une suite d’authentiques ateliers un peu désordonnés et encombrés où s’exprime le talent d’artisans qui sont autant de compagnons hautement qualifiés et minutieux.

Hambourg, manufacture Steinway & Sons. Photo : (c) Steinway & Sons

La fabrication des célèbres et précieux instruments de Steinway & Sons est en effet à quatre-vingt pour cent manuelle, si bien que pas un piano de la marque sonne de la même façon. Un piano associe nombre de métiers très différents, et cette association d’artisans crée un instrument fascinant dont pas deux exemplaires se ressemblent. Au point que chaque piano porte en gravure à un endroit précis le nom de celui qui l’a réglé avant sa sortie d’usine.

Hambourg, manufacture Steinway & Sons. Photo : (c) Steinway & Sons

Les pianos sont en effet constitués de douze mille pièces, dont sept-cents pour la mécanique du clavier, avec touches et marteaux, la vitesse de propagation des vibrations est de six mille mètres par seconde. Il faut deux ans de séchage du bois pour atteindre huit pour cent d’humidité, d’une dizaine d’essences, dont le pin d’Alaska, l’érable, le tilleul, l’ébène, dont celui de macassar pour des pianos de prestige, l’épicéas, l’acacia, le hêtre, le caïlcédrat, l’acajou de Cuba), un an de fabrication dont un mois pour le vernissage, la ceinture est constituée de vingt couches de bois. Les ceintures des instruments aux célèbres formes serrées à la main est impressionnante, avec ses couches d’érable d’un seul tenant collées les unes contre les autres. 

Hambourg, manufacture Steinway & Sons. Photo : (c) Steinway & Sons

Dans le coffre, il faut intégrer le cadre métal fabriqué aux Etats-Unis qui supporte vingt tonnes de tension sur un grand-queue, tandis que la fameuse mécanique allemande Reiner qui équipe tous les instruments de la marque est désormais propriété de Steinway. La fabrication de la table d’harmonie se fait à partir du pin d’Alaska aux veines serrées, assemblées planche contre planche collées entre elles, avant que ladite table soit mise en forme avant le long travail qui consiste à en modifier l’épaisseur à partir du centre avant son installation dans sa ceinture pour lui donner sa charge. Il n’est possible que d’entrevoir le polissage des cadres en fonte et leur mise en peinture au pistolet, tandis que des préparateurs règlent des mécaniques… 

Hambourg, manufacture Steinway & Sons. Photo : (c) Steinway & Sons

Peu de machines dans les processus, seuls quelques outils de précision assistés de l’électronique et du numérique d’horlogerie parsèment les ateliers pour notamment pénétrer les sommiers de façon que la perce soit identique pour chaque trou sans risquer la chauffe du bois chauffe. Ces sommiers sont faits sur place par l’assemblage de planches de hêtre et d’érable contrecollées en croisant les fils sur de somptueux barrages en poutres de pin chevillés à l’aide de tourillons à la ceinture et collé à elle, et supports déportés du cadre en fonte faits de hêtre, le petit chef-d’œuvre qu’est l’assemblage de pin et de hêtre des chevalets et leur collage à la table d’harmonie, le travail des ébénistes qui réalisent les placages en bois exotiques dont un modèle en macassar. Hélas, le temps étant copté, la visite n’a pu être complète. Ainsi, la fabrication du clavier, des marteaux et des feutres et bien d’autres étapes et éléments ont échappé à nos regards…

Hambourg, manufacture Steinway & Sons. Photo : (c) Steinway & Sons

La famille des pianos Steinway compte huit modèles, de cent cinquante cinq centimètres à deux cents soixante quatorze centimètres plus un droit (le modèle K) qui représente à lui seul vingt pour cent des ventes. Quatre de ces modèles sont des queues de concert, le A, quart de queue de cent quatre vingt huit centimètres, le B, demi-queue de deux cent onze centimètre qui est le plus vendu, le D grand-queue de deux cent soixante quatorze centimètres, l’emblème de la marque, tandis que le  C de deux cent vingt sept centimètres est fabriqué exclusivement à Hambourg. Trois mille pianos sortent des deux usines chaque année, dont mille trois cents cinquante de celle de Hambourg, Steinway ayant produit un total de six cents mille instruments entre 1853 et 2015. Tous les artisans qui constituent les équipes de collaborateurs du facteur hambourgeois sont formés au sein de l’Académie Steinway et restent toute leur vie active dans l’entreprise.

Hambourg, manufacture Steinway & Sons. Photo : (c) Steinway & Sons

Le Service Recherche et Technologie de Steinway développe depuis 2015 un concept pour le moins surprenant, le système SPIRIO. Les modèles B et D peuvent être dotés du système de reproduction haute définition SPIRIO/r capable d’enregistrer en direct les performances de pianistes de tous niveaux et de la jouer sans eux, tandis que les grands pianistes vivants et morts peuvent « jouer » à partir des plateformes informatiques accessibles sur tablettes informatiques via le cloud, parmi les artistes exclusifs de la marque, la banque de données comptant pour le moment trois cent quarante trois pianistes sur les quinze cents exclusifs classiques et jazz à quatre vingt quinze pour cent. Ainsi, les personnes présentes peuvent assister à un concert en direct, avec le son du piano dans toute sa vérité, avec quatre mille oeuvres enregistrées, mille vingt niveaux de dynamique et deux cent cinquante six positions de pédales différentes étant captés en temps réel.

Hambourg, Steinway & Sons. Système SPIRIO/r. Photo : (c) Bruno Serrou

Pour le moment soixante-sept pour cent des utilisateurs sont des non-pianistes fortunés qui peuvent ainsi écouter à tout moment leurs artistes favoris directement sur l’instrument auxquels ils ont accès sans passer par une chaîne hi-fi. Néanmoins, au prix du piano (188.000 € pour un modèle D), il faut ajouter 30.000 à 60.000 € de technologie. Aujourd’hui, mille pianos en sont pourvus, soit quarante pour cent des ventes du D. Considérant ce coût, l’application, plus que les amateurs de beau piano et de beau son, s’adresse aux professionnels, qui peuvent ainsi travailler et développer technique, sonorités, musicalité, jouer avec leurs confrères à distance, une expérience ayant réuni avec succès jusqu’à mille pianistes à la fois, mais aussi les institutions pédagogiques, professeur et élèves pouvant télé-travailler et corriger erreurs et approximations en temps réel ou en décalé. 

Bruno Serrou

In Memoriam Odile Mondon-Serrou, ma mère, décédée dans son sommeil la nuit du 20 au 21 octobre 2022 à l'âge de 94 ans

mardi 25 octobre 2022

Pierre Henry, le pape de la musique concrète et électro-acoustique est mort jeudi 6 juillet 2017. Il avait 89 ans

Pierre Henry (1927-2017). Photo : DR

Considéré par les jeunes générations comme le « pape de la musique électronique », ce qui le flattait et l’agaçait à la fois, le mettant plus ou moins en porte-à-faux, Pierre Henry a surtout été célébré comme l’un des initiateurs de la musique concrète, inventée par Pierre Schaeffer. Il avait rejoint ce dernier en 1949 au Club d’essai qui devint alors le Groupe de Recherche de Musique Concrète avant de prendre le nom de Groupe de Recherche Musicale (GRM). C’est a contrario de la « musique abstraite », qui repose sur une partition, que le terme « musique concrète » a été inventé, puisqu’il s’agit de fixer un son et des séquences sonores sur une bande magnétique, à les travailler sur divers supports et d’en écouter le résultat via des haut-parleurs.  

Authentique musicien de formation classique né le 9 décembre 1927 à Paris, Pierre Henry a commencé très tôt sa vie de musicien. Entré à dix ans au Conservatoire de Paris dans les classes de piano, de percussion et d’écriture puis de composition avec Nadia Boulanger, et d’harmonie avec Olivier Messiaen, il disait s’être lancé dans la carrière de percussionniste « en tapant sur tout ce qui se trouvait à [sa] portée, toutes sortes d’ustensiles, les tables, les tambours, etc. ». Il avait, rappelait-il,  commencé enfant par l’écoute du monde qui l’environnait, au dehors, dans le jardin, comme au-dedans de la maison de ses parents. « J’en suis arrivé au moment de créer un bruit, résumait-il, et je parvins à créer quelque chose d’entièrement nouveau, un son inouï extrêmement complexe et extraordinaire. Au début, je voulais inventer quelque chose d’étrange. » A vingt-deux ans, il rencontre Pierre Schaeffer, qui, après avoir écouté la bande son qu’il avait réalisée pour le film Voir l’invisible, l’invite à le rejoindre au Club d’essai de la Radio télévision française (RTF). Avec son aîné, Il compose en 1950 Symphonie pour un homme seul, œuvre fondatrice de la musique concrète, et devient chef des travaux du Groupe de Recherche sur les Musiques Concrètes (GRMC). En 1953, au Festival de Donaueschingen, il crée Orphée, premier opéra concret, écrit en collaboration avec Schaeffer. Six ans plus tard, il rompt avec son mentor et fonde le premier « home studio » indépendant de France, APSOME (Applications de Procédés SOnores en Musique Électroacoustique) et, en 1982, Son/Ré, qui sera soutenu par le ministère de la Culture et par la Ville de Paris. « Mes sons sont comme des idéogrammes, constatait-il. Ils ont besoin de communiquer une idée, un symbole. Dans mon travail, je suis souvent comme en approche psychologique. C’est pourquoi je réalise une construction dramatique ou poétique, ou une association de timbres, ou encore, tout comme en peinture, de couleurs. Les sons sont partout. Pas besoin de bibliothèque ou de musée. L’infinie richesse de la palette d’un son détermine une atmosphère. J’essaie d’élaborer une « tablature de séries », devenant ainsi une sorte de sériel attardé. Après une période de grande véhémence expressive, postromantique, je pense entrer aujourd’hui dans une période conceptuelle. Ce qui me ramène à mes travaux des années cinquante. » Avec la technique numérique, Henry estimait le son digital contemporain très réaliste, mais aussi très impersonnel. « Ce n’est pas un monde mais un atome, quasi virtuel. »

Pierre Henry a parcouru le monde pour exécuter ses œuvres, avec la volonté de maîtrise complète de la spatialisation. Novateur dans le domaine de l'exploration du son, défenseur d'une esthétique ouverte, pionnier de la recherche technologique, il a ouvert la voie à une multitude d’univers sonores. A partir de 1995, la jeune génération des « musiques dites actuelles » se réfère à lui pour ses inventions, reprises pour la plupart par les nouvelles technologies. Les musiques rock et pop’ l’intéressent depuis les années 1960, époque où il travaillait avec le groupe Spooky Tooth sur l’affable disque Ceremony entrepris à la suite du succès de Messe pour le temps présent en 1967. Pourtant, il ne s’est jamais reconnu de ce monde. « Ma musique n’a jamais été vraiment électronique, mais électro-acoustique. Si bien que cette reconnaissance me laisse un peu froid. Un créateur ne recherche pas le succès immédiat. Je n’ai pas le temps de m’intéresser à cette musique, et je m’en tiens à mes propres formules. Je pense que cette musique est de plus en plus polluée, et je constate qu’elle ne se fonde que sur un seul son ; un simple son, toujours et partout ; un son standardisé. »

Admirateur de Richard Wagner et du chorégraphe Maurice Béjart, qui a utilisé dès 1955 la Symphonie pour un homme seul composée par Pierre Henry et Claude Schaeffer et avec qui il parcourra le monde comme ingénieur du son et pour qui il composera quinze ballets, dont la fameuse Messe pour le temps présent, Henry aimait la théâtralité de la musique, qu’il voulait allégorique. Outre Béjart, il a travaillé avec les chorégraphes Georges Balanchine, Carolyn Carlson, Merce Cunningham, Alwin Nikolaïs, Maguy Marin. Parmi ses musiques de films, L’Homme à la Caméra de Dziga Vertov. Il a également réalisé des performances avec les plasticiens Yves Klein, Jean Degottex, Georges Mathieu, Nicolas Schöffer, Thierry Vincens. Jusqu’à la fin, il a poursuivi ses expérimentations au gré de créations comme Objectif Terre (2007), Dieu à la maison (2009), le Fil de la Vie (2012), enfin, Continuo ou Vision d’un futur (2016), commande de la Philharmonie de Paris. En septembre dernier, malade, il n’avait pu participer à la création à Strasbourg de ses Chroniques terriennes, où il fut remplacé le 23 septembre, durant le week-end d’ouverture du Festival Musica, par son ami Thierry Balasse à la console. La mort le fascinait - plusieurs œuvres évoquent le passage de la vie au trépas, le Voyage, le Livre des Morts Egyptien, le Livre des Morts Tibétains. « La mort, disait-il, est un grand sujet pour une œuvre. Je préfère la naissance, mais, du point de vue artistique, je préfère la notion de mort à celle de naissance. »

Pierre Henry est mort à l’hôpital Saint-Joseph à Paris jeudi matin. Il avait 89 ans. 

Bruno Serrou

La totalité de la musique de Pierre Henry est disponible sur CD chez Philips/Universal

Article paru dans le quotidien La Croix daté vendredi 7 juillet 2017


 

mercredi 19 octobre 2022

La Philharmonie Tchèque (Česká filharmonie) et Semyon Bychkov, son directeur musical, ont embrasé la Philharmonie de Paris

Paris. Philharmonie. Salle Pierre Boulez. Lundi 17 et mardi 18 octobre 2022

Semyon Bychkov et la Philharmonie Tchèque à l'issue de la Septième Symphonie de Gustav Mahler. Photo : (c) Bruno Serrou

La Philharmonie Tchèque (Česká filharmonie) a offert aux Parisiens deux concerts d’exception, confirmant qu’il demeure l’un des plus grands orchestres du monde, et qu’il est donc injuste de ne pas le citer en tant que tel lorsqu’il s’agit de faire la recension des phalanges internationales les plus significatives.

Antonín Dvořák, Václav Talich, ex-violon solo du Philharmonique de Berlin qui en vingt ans forgea sa notoriété internationale, Rafael Kubelík, Karel Ančerl, Václav Neumann, Jiří Bělohlávek, Zdeněk Mácal ont fait de la Philharmonie Tchèque un orchestre légendaire. Donnant son premier concert à Prague où il est basé le 4 janvier 1896 sous la direction d’Antonín Dvořák, c’est dans le répertoire tchèque qu’il s’est imposé dans le monde, en étant incontestablement l’interprète idéal et jamais égalé. En témoignent largement ses enregistrements d’intégrales Bedřich Smetana, Antonín Dvořák, Leoš Janáček, Josef Suk, Bohuslav Martinů, Josef Bohuslav Foester, Erwin Schulhoff, Viktor Ullmann, Miloslav Kabeláč, Jaroslav Krček, Jiří Štědroň … Et s’il y eut à sa tête, en nombre restreint il est vrai, des chefs étrangers, comme le Russe Vladimir Ashkenazy, l’Allemand Gerd Albrecht ou le Britannique Charles Mackerras, lui-même éminent connaisseur du répertoire tchèque, avant Semyon Bychkov, l’orchestre pragois garde sa spécificité. Le timbre unique des cordes qui reste pérenne du fait que les titulaires sont tous issus d’une même école donc d’une même technique de jeu, tandis que les bois associent précision et vibrato hérités des écoles allemande et française, et les cuivres se caractérisent par leurs sonorités moelleuses et rondes. 

Semyon Bychkov et la Philharmonie Tchèqie. Photo : (c) Bruno Serrou

Je me souviens de mes années de chargé de la communication du Théâtre du Châtelet dans les années 1980, qui recevait à l’époque tous les grands orchestres du monde, allant jusqu’à créer la biennale Festival International d’Orchestres organisé en juin. La Philharmonie Tchèque s’y était produite à deux reprises, les deux fois avec son directeur musical d’alors, Václav Neumann, un homme séduisant, ouvert, répondant volontiers aux questions qui lui étaient posées par l’intermédiaire d’un traducteur, parlant avec enthousiasme de son cher orchestre auquel il était charnellement attaché et avec il excellait dans son répertoire de prédilection, celui de son pays, mais aussi dans Mozart, Beethoven, Brahms et Mahler, mais aussi Roussel et Messiaen…

Semyon Bychkov, Gauthier Capuçon et la Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou

C’est à Paris que la Philharmonie Tchèque a commencé ce début de troisième semaine d’octobre sa tournée 2022 qui doit la conduire à Luxembourg, Bruxelles, Hambourg, Cologne, Tel-Aviv, Essen, Vienne, Milan, Edimbourg, San Sebastian et Leipzig. Directeur musical depuis 2018, Semyon Bychkov a non seulement su préserver les propriétés de la phalange pragoise mais il se plaît de toute évidence à en jouer et à les magnifier. Le concert de lundi a permis de se délecter tour à tour le velouté des cordes dans Haydn et la magnificence de l’ensemble des pupitres dans Chostakovitch, depuis les pianississimi les plus proches du silence jusqu’au fortississimi les plus virulents, mettant en évidence la virtuosité de tous les pupitres, leurs timbres brûlants et suaves au point que l’oreille à l’impression de s’y lover. Nous oublierons vite la prestation de Gautier Capuçon dans le Concerto pour violoncelle et orchestre n° 1 en ut majeur Hob. VIIb:1 de Joseph Haydn dans lequel le soliste français faisait tout son possible pour se mettre en avant en dodelinant de la tête et de l’archet comme pour se montrer compatissant fac à un orchestre pourtant particulièrement aguerri dans le répertoire de l’empire austro-hongrois, alors même que ce qu’il donnait à entendre distillait l’ennui, plus particulièrement dans un Adagio interminable. Le comble a été le bis qu’il a proposé, l’arrangement de sa main d’un Prélude pour piano de Dimitri Chostakovitch « en préambule à la seconde partie du programme » pour violoncelle solo et accompagnement de quatre violoncelles…

Semyon Bychkov, Jiří Vadička, premier violon solo de la Philharmonie Tchèque. Photo : (c) Bruno Serrou

En seconde partie de programme de son premier concert, Semyon Bychkov a choisi la Symphonie n° 11 en sol mineur op. 103 « l’année 1905 » de Chostakovitch. Ecrite pour le quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre mais commémorant la première révolution ouvrière russe avortée de 1905, créée à Moscou le 30 octobre 1957, la Onzième Symphonie de Chostakovitch est en fait un poème symphonique d’une heure en quatre mouvements les deux derniers s’enchaînant brutalement, chacun étant doté d’un sous-titre glorifiant la révolution en faveur d’un régime qui aura brisé toute résistance. Pour mieux en souligner l’objet, le compositeur utilise quantité de chants populaires et révolutionnaires auxquels il associe deux citations de ses propres œuvres et un passage d’une opérette de son élève Georgy Sviridov, les Petites Flammes. La symphonie est constituée d’un unique matériau, âpre, d’une raideur si singulière qu’elle en devient un implacable monolithe d’une sècheresse heureusement inégalée dans la création du compositeur soviétique, ce qui en fait la partition la moins convaincante de son auteur tant ses contours tiennent de la propagande la plus débridée. Pour évoquer les massacres de 1905 à Saint-Pétersbourg de manifestants pacifiques par les troupes tsaristes, particulièrement dans l’Allegro (« le 9 janvier »), événement précurseur de la Révolution de 1917 déjà chanté par le Tchèque Leoš Janáček dans sa Sonate pour piano, le compositeur russe fait appel à un orchestre conséquent qui chanter la puissance d’un peuple en marche et la violence de la répression. Ce qui a valu à Chostakovitch son retour en grâce auprès des autorités soviétiques, qui lui ont attribué le Prix Lénine 1958.

Emportant l’œuvre avec une vivacité extrême, tout en sollicitant des couleurs chaudes et épanouies, Semyon Bychkov amenuise ainsi judicieusement son côté musique de propagande, s’attardant pour magnifier les moments où le compositeur se laisse aller à son souffle naturel, donnant ainsi une densité impressionnante au climat d’anxiété qu’il est aisé de pousser de façon outrée, dégoulinant d’un pathos qui sans la vigilance du chef eût pu submerger la partition entière. Ample, vigoureuse, gommant les aspects pompeux et bruts de fonderie de l’écriture et du matériau de Chostakovitch, la vision de Bychkov est puissante et noble, à l’instar d’un André Cluytens dans son enregistrement de 1958 avec l’Orchestre National de France. La Philharmonie Tchèque répond avec ferveur aux sollicitations de son directeur musical, s’avérant précis et onctueux, ce qui tend à donner à cette messe de gloire à la révolution soviétique un tour quasi brucknérien, ce qui n’est pas sans être à l’avantage de cette partition qui atteint ici une valeur insoupçonnée. Il faut dire que Bychkov est l’un des incontestables champions de l’œuvre de Chostakovitch, qu’il a introduite en France à l’époque où il était directeur musical de l’Orchestre de Paris, dans les années 1989-1998, au grand dam de nombreux critiques, d’une partie des musiciens de la phalange parisienne et du public qui qualifiaient le compositeur russe de « sous-Mahler »…

Semyon Bychkov et la Philharmonie Tchèque après la Onzième Symphonie de Dimitri Chostakovitch. Photo : (c) Bruno Serrou

Gustav Mahler aura été le héros du second concert de la Philharmonie Tchèque. Semyon Bychkov a fort judicieusement choisi la Symphonie n° 7 en mi mineur « Chant de la nuit » du compositeur né en Bohême qui en avait dirigé la création mondiale à Prague le 19 septembre 1908 à la tête de la Philharmonie Tchèque… Dans la généalogie des symphonies de Mahler, la Septième, d’une saisissante modernité, est assurément la plus difficile à mettre en place et à en assurer l’unité tant les plans séquences sont nombreux, s’entremêlent, se disloquent, se déchirent, se fondent, s’enfouissent ou se détachent. Aucune baisse de tension dans ce qu’ont offert à entendre Bychkov et l’orchestre tchèque, qui chantait dans son jardin. Remarquablement introduit par le cor ténor installé au côté du tuba, le mouvement initial a pris son envol dans un climat lugubre et énigmatique exalté par des basses si charnelles et profondes qu’elles ont pénétré les corps de façon saisissante. Dans la première des deux Nachtstück, Bychkov impulse au mouvement de marche un tour incisif, saillant au sein de clairs obscurs menaçants. Sinistre et grinçant, le Scherzo central se déploie telle une valse grotesque et infernale, avec son rythme effréné et ses accents clairement décalés singulièrement déstabilisants, l’orchestre, qui se fait subtilement acide, et son chef en sollicitant à loisir le tour fantomatique et fluide tout en retenant judicieusement les tempi. Dans la seconde Nachtstück, deux harpes, la guitare, tenue par la troisième clarinette depuis sa place, et la mandoline, jouée par l’un des premiers violons qui s’est installé devant le chef d’orchestre, épandent des accents particulièrement mystérieux et surréalistes dans un climat de nostalgique abandon mais non dénué d’ironie. Enfin, dans le rondo final, la maîtrise des instrumentistes tchèques est au pinacle, l’orchestre s’abîmant avec panache dans le chaos supérieurement organisé par Mahler, entre solennité triomphale, citations de fanfares et de musique de kermesse, une juxtaposition d’atmosphères avec cloches plaques et cloches de vaches qui confine à la névrose, que la Philharmonie Tchèque porte avec passion, en magnifiant les audaces sans que l’oreille de l’auditeur en perde une miette tant la polyphonie étourdissante reste prodigieusement claire, maîtrisée. Une longue ovation de plus d’une dizaine de minutes a suivi le point d’orgue final, notamment de la part d’un jeune public venu en nombre de toute évidence enthousiasmé par ce qu’ils venaient d’entendre, faisant fi de la complexité de la partition.

Semyon Bychkov et la Philharmonie Tchèque à l'issue de la Septième Symphonie de Gustav Mahler. Photo : (c) Bruno Serrou

A noter que la Philharmonie Tchèque, qui a notamment gravé une « Titan » et une Neuvième de Mahler avec Karel Ančerl, ainsi qu’une intégrale dirigée par Václav Neumann pour Supraphon (aujourd’hui Pentatone), a commencé en mars dernier une nouvelle intégrale discographique des Symphonies de Mahler pour son propre label (Czech Phil Media) avec Semyon Bychkov, en commençant par la Quatrième.

Bruno Serrou 


mardi 18 octobre 2022

Portrait-interview de Jean-François Heisser, pianiste, chef d'orchestre, pédagogue épris de découvertes et de culture

Jean-François Heisser (né en 1950). Photo : (c) Jean-François Heisser

A l’occasion du trentenaire de la mort d’Olivier Messiaen, Jean-François Heisser a publié un enregistrement magistral du chef-d’œuvre orchestral de Messiaen Des Canyons aux Etoiles, occasion d'une rencontre que je souhaitais depuis de longues années.

Pianiste, chef d’orchestre, chambriste, pédagogue, directeur de festivals à la vaste culture et à la curiosité polymorphe, Jean-François Heisser est l’un des musiciens les plus complets de notre temps.

Né le 7 novembre 1950 à Saint-Etienne, où il a passé son enfance, profil d'ours mal léché mais à l'abord adorable, attentif, toujours fin et réfléchi, immense musicien, Jean-François Heisser a commencé le piano tout en apprenant à parler. « Si je n’avais pas fait de musique je serais devenu historien, dit-il, recherche, généalogie, contexte historique... J’aime présenter les concerts pour que le public en soit acteur. » A 14 ans, il décide de se consacrer à la musique après un récital du pianiste Vlado Perlemuter, disciple de Ravel. « Il était une bulle au sein du Conservatoire, des professeurs étant plus courus que lui. Il fallait s’accrocher pour travailler avec lui, se battre pour garder confiance en soi. » Heisser a également eu pour maître Maria Curzo. « Avec elle, j’ai eu le complément nécessaire pour développer un son, un phrasé. Ces deux enseignements m’ont permis de développer ma propre pédagogie. » Pédagogue réputé, animateur enthousiaste de l’Académie Maurice Ravel à Saint-Jean-de-Luz, Heisser compte parmi ses élèves les plus fameux du Conservatoire de Paris Jean-Frédéric Neuburger et Bertrand Chamayou, avec qui il dirige le Festival Ravel depuis 2020. Eminent Beethovenien, il excelle dans Chopin, Brahms, Bartók, le répertoire français qu’il se plaît à jouer sur instruments historiques, la musique contemporaine la plus complexe. Il est aussi l’un des très rares pianistes français à briller dans la musique espagnole.

Dans le cadre du trentenaire de la mort d'Olivier Messiaen, à la tête de son Orchestre de Chambre Nouvelle-Aquitaine qu’il dirige depuis vingt-deux ans, Heisser a enregistré Des Canyons aux Etoiles (1). Messiaen qu’il a rencontré adolescent au conservatoire de Saint-Etienne alors que le compositeur jouait Visions de l’Amen avec sa femme Yvonne Loriod. « Les Messiaen étaient très chaleureux, surtout elle, se souvient-il. Il était plus secret et elle plus expansive. Du haut de mes seize ans, je lui ai demandé pourquoi elle s’intéressait à moi, elle m’a dit qu’ils étaient en train de créer le Concours Messiaen qu’il me faudrait tenter. » Bien qu’il n’ait pas été l’élève de Loriod, Heisser a développé avec elle une relation de proximité, et elle n’a cessé de lui témoigner sa sympathie, lui mettant le pied à l’étrier pour la remplacer dans des concerts et au Conservatoire. C’est essentiellement l’œuvre pour orchestre de Messiaen qu’il joue depuis l’époque où il était pianiste du Philharmonique de Radio France dans les années 1980. « Pour le piano, j’ai donné des pièces séparées, jamais d’intégrales. En revanche, son orchestre m’a toujours fasciné. Pour moi Messiaen est dans la généalogie de Berlioz. » Comme je l’ai écrit dans mon compte-rendu du CD (voir https://brunoserrou.blogspot.com/2022/08/cd-compte-rendu-remarquables-des.html), ce que font Heisser et son orchestre dans Des Canyons aux Etoiles est captivant, un bain de jouvence polychrome, jouant sur le détail pour mieux en souligner l’unité et la puissance spirituelle.

Bruno Serrou

1) 2 CD Mirare 


°       °

°


Jean-François Heisser (né en 1950). Photo : (c) T. Chapuzot

Entretien avec le pianiste chef d’orchestre Jean-François Heisser

Bruno SERROU : Quand avez-vous commencé le piano ? Vous souvenez-vous de ce qui a suscité votre désir de devenir musicien ?

Jean-François HEISSER : Je me suis mis très jeune au piano, à Saint-Etienne où je suis né et où j’ai passé mon enfance sans savoir que je deviendrai musicien. J’ai commencé vers sept ans, accompagnant tant bien que mal mon père, excellent violoniste amateur et descendant d’une lignée de musiciens venue d’Allemagne dans les années 1790 : c'est ainsi que je suis devenu un bon lecteur.  Un jour, Vlado Perlemuter a donné un récital à la Bourse du travail. Avant de commencer, il a dit « on m’a demandé de parler de Ravel, mais je ne suis pas conférencier »… Il s’est pourtant lancé sans attendre dans sa présentation, et il s’est avéré impossible de l’arrêter. Quand j’ai eu en main mon programme avec sa photo qu’il a dédicacée, j’en ai été fier et heureux. J’avais quatorze/quinze ans. Mon professeur, Paul Simonnar, le connaissait, et lorsque j’ai décidé de tenter ma chance au Conservatoire de Paris, je suis allé le voir, avec l’opus 110 de Beethoven, le Concerto italien de Bach, et Reflet dans le vent de Messiaen. Il était très impressionnant. A l’époque, la relation professeur-élève était très différente de celle d’aujourd’hui, il émanait du maître un très grand magnétisme. Le revers de la médaille  était sans doute un niveau d’exigence qu’il s’était appliqué à lui-même tout au long de sa vie, une quête inlassable, qui pouvait faire douter un jeune musicien de son aptitude à accéder à la « maitrise ». Permuter était un musicien hors du commun empreint d’une grande humilité face aux grands chefs-d'œuvre du répertoire. Il était connu pour ses Ravel, mais en vérité toute la musique française était son domaine, Franck, Debussy, Fauré, alors qu’il était lui-même d'un tout autre univers. Sa famille, issue de la communauté juive de Vilnius en Lituanie, était arrivée en France au début du XXe siècle, peu après sa naissance, avant la Première Guerre mondiale. Il est identifié comme l’élève préféré d’Alfred Cortot, mais Il avait aussi travaillé avec un professeur moins connu, Moritz Moszkowski, et plus brièvement avec Wilhelm Backhaus. Son intégrale Chopin, enregistrée par la BBC, n’a inexplicablement jamais été publiée au disque - il existe des enregistrements Chopin par Perlemuter, mais cette intégrale est restée dans les tiroirs de la radio publique britannique. Ces années dans sa classe du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris ont été pour moi très impressionnantes. Cette classe était un peu une bulle à l’intérieur du CNSM, qui comptait des professeurs un peu plus show off, comme Pierre Sancan ou Lucette Descaves, qui produisaient beaucoup de pianistes très brillants, tandis que Perlemuter était resté sur une espèce d’introversion avec une grande rigueur dans le bon sens du terme, et je suis convaincu qu’il aurait pu sortir beaucoup plus de pianistes de renom. Comme il ne jouait pas beaucoup en France, essentiellement connu pour ses Ravel, personne ne mesurait quelle star absolue il était en Angleterre, au Japon, et il n’a été découvert en France par les nouvelles générations qu’après son départ à la retraite du CNSM. Nous étions alors à la fin de la carrière d’Arthur Rubinstein, après le retour de Vladimir Horowitz, dans la grande période de Claudio Arrau, il y avait aussi le phénomène György Cziffra… Pour nous, Vlado Perlemuter n’était pas associé à cet univers-là. Mais grâce notamment à la série Piano****, je me souviens de son dernier récital Salle Pleyel… Après le CNSM, Perlemuter et moi avons développé une relation plus amicale. Un tel enseignement marque profondément tout ce qui concerne l’approche de la musique ; la voie tracée par une pareille personnalité a influencé la façon de me positionner face au texte d’un compositeur, particulièrement ceux qu’il avait connus, Fauré, Ravel, Dukas, comme aujourd’hui quelqu’un qui aurait travaillé avec Messiaen, Boulez, Stockhausen… Je me souviens qu’il avait été très heureux que je consacre mon premier enregistrement à l'œuvre pour piano de Paul Dukas : un projet qu’il aurait souhaité lui-même entreprendre… Pour ma part, je cherche constamment à revenir sur les œuvres phares de mon répertoire tout en explorant de nouvelles partitions : je l’ai connu, par exemple, apprenant toutes les Etudes de Debussy alors qu’il approchait les soixante-dix ans.

 

B. S. : Vous-même, qui avez plus de trente ans d’enseignant derrière vous, avez-vous des stigmates de celui de Perlemuter dans son rapport à ses élèves ?

J.F.H. : J’ai eu la chance d’avoir un après-CNSM - quoique relativement bref -, qui m’a conduit à travailler avec une grande professeure, Maria Curcio, qui a eu pour élèves beaucoup de pianistes comme Pierre-Laurent Aimard ou Rafael Orozco. Elle avait été une élève d’Arthur Schnabel en même temps que Leon Fleisher, tous les deux étant les deux enfants spirituels du maître allemand. En une quinzaine de cours avec elle, j’ai eu le complément nécessaire pour développer une approche différente qui passait par l’analyse des grands principes pianistiques, en relation avec le texte musical. De ce point de vue, cette rencontre avec Curcio a été déterminante. Les deux maîtres combinés m’ont effectivement aidé à développer par la suite ma propre approche de l’enseignement auprès des étudiants, mais ce qu’il y a de frustrant est que finalement l’on ne finit par être un très bon professeur qu’à l’approche de la retraite du CNSM.

 

B. S. : D’où l’importance des masters-classes…

J.F.H : Oui, je parlais précisément de cela le mois dernier dans le cadre de l’Académie Maurice Ravel, à Saint-Jean-de-Luz. Je fais de temps en temps des sessions à droite et à gauche, par exemple en octobre à Arc-et-Senans, où les conditions de travail sont excellentes, avec peu d’étudiants, quatre ou cinq au maximum, ce qui permet de consacrer beaucoup de temps à chacun en une semaine. Les stagiaires sont recrutés par le bouche à oreille, et nous les connaissons déjà plus ou moins. L’Académie Ravel m’a permis depuis que j’ai arrêté le CNSM de garder un contact étroit avec le milieu des jeunes musiciens émergents, pas seulement des pianistes et des instrumentistes à cordes, mais aussi des instruments à vent, à percussion. J’ai aussi mon fils Charles, qui, à vingt-deux ans, est pianiste à la fois jazz et classique - il termine son master au CNSM. Ce qui me permet d’être informé de ce qui se passe au sein de la jeune génération. Je pense que l’on n’a pas vraiment compris où je voulais aller dans ce milieu traditionnel voilà vingt ou trente ans. D’une part, il y a le fait que mon répertoire est très large, ma nature curieuse m’éloignant des conventions qui veulent que l’on creuse un répertoire spécifique plus ou moins limité, et d’autre part je me suis intéressé à la musique espagnole pour laquelle il y avait un créneau qui a guère l’attention de mes confrères.

 

B. S. : Votre sens de la pédagogie va jusqu’à vous conduire à présenter vos programmes au public réuni dans les salles de concert…

J.F.H. : J’ai une grande appétence pour l’Histoire en général… Si je n’avais pas été musicien, je serais devenu historien, sans aucun doute possible. La recherche plus que l’enseignement. Les histoires de généalogie, de contextes historiques me passionnent. J’aime de plus en plus présenter les concerts, et le public le demande. Souvent, il entend des programmes ou une œuvre pour la première fois, et je pense qu’une préparation de l’écoute est toujours utile, pas seulement pour la musique contemporaine mais aussi pour les œuvres du passé, et même pour le répertoire. Il convient de donner au public l’impression d’être lui-même acteur du concert. Je passe par ce que l’on appelle aujourd’hui une médiation, ce que je fais volontiers dans le cadre de mon activité avec l’Orchestre de Chambre Nouvelle Aquitaine parce que j’ai beaucoup travaillé sur ce que l’on dénomme les territoires, y compris dans les milieux ruraux avec des gens de toutes les générations, et je prononce quantité de conférences au piano. J’adore faire ça. Je le fais dans la plupart de mes concerts. M’appuyer sur cette expérience pour une médiation tous publics est extrêmement important. Ce doit être concis mais il faut donner des choses qui vont faire tilt dans l’esprit des gens qui arrivent à un concert, voient programmés des auteurs connus mais pas forcément les œuvres et à qui il convient d’expliciter le sens de la construction d’un concert, parce qu’aujourd’hui le concept passe avant le contenu. Ce qui est souvent regrettable, en fait. L’idée de concept est bonne, mais à condition qu’il y ait une force de programmation. Il y a une différence aujourd’hui entre ceux qui savent faire une programmation, et ceux qui jouent des morceaux et le public s’en débrouille.

 

B.S. : Comment choisissez-vous les compositeurs avec qui vous travaillez ? Par affinités intellectuelles, musicales, amicales ?...

J.F.H. : Nous partageons vous et moi à peu près une proximité avec les mêmes cercles de compositeurs. Néanmoins, j’ai fait un certain nombre d’expériences avec des créateurs d’esthétiques totalement opposées aux miennes. Je mets toutes mes forces pour les jouer avec le même engagement quelle que soit l’école, mais il est vrai qu’il y a malgré tout chez moi le sens d’une avant-garde qui n’est pas uniquement celle des années 1960 - il y a des œuvres des années soixante, voire soixante-dix qui sont considérées aujourd’hui comme appartenant au répertoire que je ne reprendrai peut-être pas, même chez de grands compositeurs. Mais dans cette période-là, il y a des partitions qu’il faut jouer et rejouer. C’était un peu le sens du concert de clôture du Festival de Saint-Jean-de-Luz de début septembre dernier, avec Mantra de Stockhausen avec Jean-Frédéric Neuburger.

 

B. S. : Comment choisissez-vous vos partenaires de musique de chambre, à commencer par le piano ?

J.F.H. : Bertrand Chamayou, Jean-Frédéric Neuburger, deux de mes anciens disciples, sont d’éminentes personnalités, d’immenses pianistes. Il y a aussi chez moi la notion de famille, avec notamment Marie-Josèphe Jude, qui a été mon assistante au CNSM, tandis que Jean-Frédéric et Bertrand étaient dans ma classe. Cette notion de famille à laquelle j’appartiens est importante, non pas reliée à une tradition mais surtout à un positionnement par rapport aux partitions, que ce soit du grand répertoire ou d’un répertoire plus récent - je pense par exemple à Messiaen -, que ce soit aussi par rapport à la création, une forme d’esprit qui nous est commune.

 

B.S. : Vous jouez beaucoup Messiaen, au piano comme à l’orchestre. L’avez-vous connu ?

J.F.H. : Au Conservatoire de Saint-Etienne, j’étais un amateur éclairé. En effet, mon père, qui, je le rappelle, était lui-même violoniste amateur, m’a mis à l’âge de six ans au piano devant des sonates de Mozart. Je faisais une note sur quinze puis, six mois plus tard j’en faisais deux, puis quelques années après j’en jouais huit, et c’est ainsi que j’ai appris à dévorer de la musique avec appétit. Perlemuter est venu donner ce fameux concert dont j’ai gardé le programme, et peu de temps après, le directeur du Conservatoire de Saint-Etienne m’a fait commencer l’harmonie. Ayant été dans la classe de Paul Dukas avec Messiaen, il a invité ce dernier avec sa femme Yvonne Loriod pour jouer les Visions de l’Amen dans la salle du Conservatoire. Je revois encore le tableau. A l’issue du concert, il a organisé une soirée chez lui où il a convié le couple Messiaen qui s’est montré extrêmement chaleureux. Surtout elle - lui était plus secret, tandis qu’Yvonne était très expansive. Du haut de mes seize ans, je lui ai demandé pourquoi elle s’intéressait à moi, et elle m’a répondu : « Nous sommes en train de créer le concours Olivier Messiaen, il faudra vous y présenter. » Par la suite, nous avons développé une relation de proximité, alors que je n’ai jamais été son élève. Mais pendant toutes mes années de conservatoire elle n’a cessé de me témoigner de la sympathie. Puis elle m’a mis le pied à l’étrier, me demandant souvent de la remplacer pour ses concerts, et, plus tard, pour la remplacer dans ses cours au CNSM. J’ai dû faire cinquante Turangalilâ Symphonie, alors que je n’étais pas du sérail. J’ai entretenu une correspondance avec elle, et j’ai reçu beaucoup de lettres d’elle.

  

B.S. : A quel âge avez-vous joué votre première œuvre de Messiaen ?

J.F.H. : J’avais joué des Préludes, comme je vous l’ai dit plus haut… Chez Perlemuter nous ne le travaillions pas forcément, et j’ai vraiment commencé à le jouer après que j’aie été nommé pianiste à Radio France, à la sortie du CNSM, pour rassurer mes parents, qui désespéraient de ne pas voir de salaire se profiler à l’horizon. J’ai donc pris ce poste de pianiste à la refonte des orchestres de la radio, à la grande époque de Pierre Vozlinsky, un ancien élève de Lucette Descaves qui était alors directeur des programmes musicaux de Radio France.


B. S. : Pierre Vozlinsky était une éminente personnalité, un authentique bâtisseur d’orchestres…

J.F.H. : En effet… Il est parti en 1981, à la suite de désaccords avec le nouveau gouvernement qui lui a vainement demandé de rester, mais il s’est buté et il est parti pour fonder le MIDEM Classique puis pour l’Orchestre de Paris, mais il n’était déjà plus le même. A Radio France, il avait subi la vindicte des syndicats des musiciens d’orchestre. Il n’en demeure pas moins que cette période a été extraordinaire. Il avait nommé Lorin Maazel directeur musical de l’Orchestre National de France, Leonard Bernstein y venait très souvent. Mais il lui a été reproché une baisse du cahier des charges dans le domaine de la création et le fait qu’il avait clairement maintenu sous le boisseau le Philharmonique car, pour lui, il y avait un orchestre de prestige, le National, et le Philharmonique, qui évidemment devait être le meilleur orchestre possible mais son cahier des charges était extrêmement délimité par rapport au National. Après son départ, la course a repris entre les deux formations pour qui serait le plus beau, le meilleur. Quelques décennies plus tard, la compétition entre les deux formations symphoniques est toujours d'actualité....


B. S. : En quelle année êtes-vous entré à Radio France comme pianiste titulaire du Philharmonique ?

J.F.H. : En 1976… Deux ans plus tard, en 1978, pour les soixante-dix ans de Messiaen, Radio France a organisé de grandes festivités. Le Philharmonique devait jouer les Trois petites liturgies en direct à la radio, sous l’égide de l’UER (Union Européenne de Radiodiffusion), depuis les Invalides. L’orchestre m’a demandé de les jouer, et dans l’intervalle Messiaen a été hospitalisé pour une chirurgie. Le soir-même, je reçois un message de Messiaen qui me dit qu’il avait écouté le direct depuis sa chambre d’hôpital, et il s’est avéré que cette partition était l’une de celles auxquelles le couple était le plus attaché.  Ce concert a été pour moi le premier retour très chaleureux de Messiaen et d’Yvonne.


B.S. : Avez-vous continué à entretenir des relations avec le couple Yvonne Loriod-Olivier Messiaen ?

J.F.H. : Avec Yvonne, oui. Avec Messiaen, personne n'entretenait vraiment de relations étroites. Parmi les pianistes, plusieurs générations se sont succédées. Michel Beroff, Pierre-Laurent Aimard, Roger Muraro… Aujourd'hui, Bertrand Chamayou offre une vision nouvelle... En vérité, Messiaen vivait très replié, une fois à la retraite du CNSM. Yvonne Loriod était le porte-flambeau du couple. J’étais aussi très proche de sa sœur Jeanne, l’ondiste professeur de Tristan Murail. Nous avons beaucoup voyagé ensemble, je l’adorais, elle avait un énorme respect pour son aînée, elle était la petite sœur… Nanou…


B.S. : Avez-vous joué tout l’œuvre pour piano de Messiaen ?

J.F.H. : Non. En revanche j’ai à mon répertoire la totalité de son œuvre avec orchestre. C’est une question de choix. Pour le piano, j’ai joué des Préludes, des pièces isolées, je n’ai jamais fait les intégrales des Regards sur l’Enfant Jésus, des Catalogues d’Oiseaux, mais j’ai joué l’ensemble des pages d’orchestre, c’est-à-dire Les Petites liturgies de la Présence divine, Turangalilâ Symphonie, Des Canyons aux Etoiles, Couleurs de la cité céleste, les Haïkaï, le Réveil des oiseaux, Oiseaux exotiques… L'orchestration de Messiaen m’attirait davantage que son piano, et je suis plus ou moins resté sur cette position. Pour moi, la véritable dimension de Messiaen se situe dans la généalogie berliozienne : l’orchestration, les couleurs, les rapports de timbres.


B.S. : Le piano de Messiaen a aussi ses particularités…

J.F.H. : Mais elles m’ont moins touché. Je n’ai jamais joué les Quatre Etudes de Rythmes. Mais c’est aussi une question de temps. Le clavier de Messiaen était déjà fort bien défendu. Le disque de Michel Beroff reste une référence en la matière, puis il y en a eu beaucoup d’autres, comme Pierre-Laurent Aimard, Roger Muraro, aujourd’hui Bertrand Chamayou, qui propose une vision nouvelle. L’œuvre pour piano de Messiaen requiert un engagement de plusieurs années. En revanche, ce que j’ai fait avec Iberia d’Isaac Albéniz rejoignait Messiaen dans la mesure où l’œuvre a été pour lui une Bible pianistique. Ses Préludes, qui sont dans la ligne de ceux de Debussy, font partie de mes œuvres pour piano de prédilection. S’il se trouve un cycle que je ferais volontiers maintenant, ce sont précisément ses Préludes. Même si ces pages sont assez post-debussystes, ces œuvres de jeunesse de Messiaen contiennent un enthousiasme, une fraîcheur que l’on discerne aussi dans les cycles avec voix. Poème pour Mi, Chants de Terre et de Ciel, qu’il a écrits pour la naissance de son fils… Il s’y trouve des choses assez uniques.


B.S. : Vous venez d’évoquer Albéniz à propos de Messiaen… Comment vous est venu votre amour pour la musique espagnole ?

J.F.H. : Quand j’étais élève dans la classe de Perlemuter, il avait une assistante née dans les années 1890 qui avait pour nom Marcelle Heuclin-Dubois. Elle a été le professeur de plusieurs générations de pianistes, notamment de Michel Alberto dont elle a été la première enseignante, et elle était une proche amie d’Alicia de Larrocha. Par son intermédiaire, j’ai écouté la première version d’Alicia de Larrocha qui date des années soixante et était distribuée par le label Erato qui, à mon avis, reste la meilleure. J’ai écouté cet enregistrement, qui m’a subjugué. Il s'y trouvait des choses incroyables sur les plans du rythme, des harmonies... Je vois encore le lieu où j’ai écouté ce disque pour la première fois… J’étais étudiant, sortant du CNSM, je me suis rendu à l’Académie de Saint-Jacques de Compostelle où enseignaient Federico Mompou, avec qui j’ai travaillé, Alberto Ginastera, Andrés Segovia, tous les grands musiciens espagnols, qu'ils soient chanteurs, pianistes, guitaristes, ce qui m’a considérablement marqué. Après ce fut la découverte de Manuel de Falla, Enrique Granados...

 

B.S. : Qu’est-ce qui vous a attiré dans la musique ibérique ? La couleur ? Le rythme ? La lumière ? 

J.F.H. : Une conjonction du tout… Bien sûr j’adorais Debussy et Ravel, mais il y avait quelque chose dans la musique venue d’Espagne qui me correspondait. Je suis incapable de dire pourquoi. Particulièrement Iberia d’Albéniz, puis Falla. Le premier disque que j’ai enregistré était consacré à Falla, et Alicia de Larrocha, que je ne connaissais pas encore, a voulu me rencontrer après avoir écouté ce disque, disant à son agent, Maurice Werner qui était également le mien, qu’elle voulait absolument me rencontrer parce qu’elle trouvait cette gravure « formidable ». A l’époque, rares étaient ceux qui jouaient cette musique : Rafael Orozco, Esteban Sanchez, Aldo Ciccolini, sans oublier Leopoldo Querol, qui, dans les années 1930, faisait une note sur deux [rires], mais l’esprit y était…

 

B.S. : Debussy admirait Albéniz…

J.F.H. : Ravel aussi. Albéniz a été à l’origine d’une gigantesque détonation dans le monde pianistique pour la technique. Granados est davantage un épiphénomène d’une intense émotion. Son piano est pure folie, avec une prise de risques phénoménale. C’est très difficile à jouer. Ses Goyescas sont terribles. Je les ai joués très progressivement en public. Et la découverte de Falla !... Il n’y a pas grand-chose chez lui pour le piano, mais le peu qu’il y a, constitue d’authentiques chefs-d’œuvre. La Fantasia Baetica qu’il a écrite pour Arthur Rubinstein est pure merveille.


B.S : Malgré votre éclectisme, il se trouve des compositeurs que vous ne jouez pas, comme Ferruccio Busoni…

J.F.H. : Il y en a d’autres, bien plus importants que Busoni. Comme Alexandre Scriabine. Ce n’est pas que je ne les aime pas, mais il me faut faire des choix…


B.S. : Qu’en est-il de Mozart ?

J.F.H. : Je le joue de plus en plus. Au début, il me faisait peur… Toujours pour des raisons d’instrument, de style. Or, il est possible de jouer Mozart au piano. J’ai beaucoup donné ses concertos, mais le piano solo me faisait un peu peur. L’orchestre m’a permis de m’engager davantage dans Mozart. Par ailleurs, je me mets aujourd’hui à la musique pour piano de Robert Schumann. Comme Mozart, Schumann m’a toujours effrayé, cela peut être à cause de Perlemuter. Parce que travailler Schumann avec lui - déjà travailler Chopin était dur -, était terrifiant. On ne dépassait pas la première page en une heure de cours. Il essayait de tirer quelque chose qui correspondait précisément à ce qu’il voulait. Curieusement, son Concerto est le seul du grand répertoire que je n’ai pas encore abordé. J’ai joué beaucoup de concertos rares comme ceux de Max Reger, Nikolaï Rimski-Korsakov, tous les Tchaïkovski, les Prokofiev, mais jamais le Schumann. L’angoisse, … Je me lance dans Schumann cette année, commençant par les Davidbündlertänze, cycle inouï, et à l’orchestre les Symphonies, trop souvent mal considérées comme des symphonies de « pianiste ».


B.S. : Avez-vous une idée du nombre d’œuvres à votre répertoire ?

J.F.H. : … Il s’y trouve des œuvres emblématiques, comme les trois dernières Sonates de Beethoven, les Variations Diabelli, les Chopin, certains Liszt… Elles sont toujours présentes.

 

B.S. : Chopin, qui semble beaucoup compter pour vous, où le situez-vous ?

J.F.H. : De façon un peu atypique. J’ai joué dans le cadre du Festival Ravel  l’intégrale de la musique de chambre de Ravel sur mon piano romantique Chickering & Sons de 1868 qui a fait  l’unanimité du public pour sa sonorité unique. J’ai donné récemment avec le même piano le cycle des sept grandes Polonaises de Chopin en tournée, avec l’idée de montrer l’évolution de la pensée de Chopin, de la forme et de son génie pour aboutir à la Polonaise-Fantaisie, qui est pour moi l’un des plus grands chefs-d’œuvre de l’histoire de la musique, le tout avec des références en première partie de récital aux grandes sources d’inspiration de Chopin, principalement Bach et Mozart, et en seconde partie des compositeurs qu’il a profondément marqués, Debussy bien sûr, et certains de nos contemporains. Chopin est omniprésent. Il y a quelque chose dans cette musique d’inanalysable par rapport au génie. Il se trouve chez lui un procédé qui continue à m’échapper d’une telle densité musicale où chaque note est complètement… enfin il y a quelque chose d’unique, qui ne se perçoit pas de la même façon chez Schumann, par exemple…


B.S. : Qu’en est-il de Johannes Brahms ? 

J.F.H. : J’ai beaucoup donné Brahms. Jusqu’à ce qu’il y ait le « déluge » Brahms, piano solo et musique de chambre, une période où il remplissait les salles bien plus que Beethoven. Il y a d’abord eu Schubert, qui, du jour au lendemain, s’est mis à remplir les salles avant Brahms, qui d’un coup a suscité une véritable brahmsmania. Je sais néanmoins que cette musique me va, peut-être plus naturellement que Chopin, mais il me faut y revenir...


B.S. : Comment êtes-vous arrivé à la direction d’orchestre ?

J.F.H. : Cet attrait pour la direction m’est venu lorsque j’étais pianiste du Philharmonique de Radio France. J’étais un jeune pianiste qui ne savait pas trop ce qu’il voulait devenir… Comme je l’ai dit, j’étais arrivé dans ce métier sur le fil du rasoir parce que dans ma famille j’avais un oncle pianiste professionnel. Un jour, il est venu voir mon père, et il lui a dit : « Ce petit-là, c’est quand même dommage… pourquoi n’essaierait-il pas de faire de la musique ? » Mon père lui a machinalement répondu : « Ah bon tu crois ? » Quant à ma mère, la perspective de voir son fils partir à Paris, il n’en était pas du tout question… Il y a donc eu une réunion de famille d’où la décision a été prise qu’il me fallait tenter l’entrée au CNSM. Mon professeur de piano du Conservatoire de Saint-Etienne n'était pas très enthousiaste disant « oui mais s’il y a un échec, j’en porterais quelque part la responsabilité »… Finalement, je suis parti. C’est pourquoi, effectivement, en sortant du CNSM, je me suis dit qu'en ayant fait toutes les classes d’écriture traditionnelles ainsi que la classe d’accompagnement d’Henriette Puig-Roget, le champ d’activité était grand ouvert. Une opportunité de poste à la Radio s’est présentée, alors qu’en fait cette période n’était pas à la frustration comme elle aurait pu l’être en raison d’un décalage de quelques années par rapport aux pianistes de mon âge qui avaient déjà entamé une carrière de soliste, tandis que je faisais du piano d’orchestre et du célesta. En fait, je travaillais beaucoup mon piano. Il y avait les services d’orchestre, peu nombreux pour les pianistes, mais à l’époque la Radio laissait ses portes ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre. J’y passais ainsi tout mon temps, jour et nuit.  Ce serait impossible aujourd’hui.  L’année de la création de l’Ensemble Intercontemporain, je me suis présenté au premier concours de recrutement, mais Pierre Boulez n’a pris personne. Il a attendu un an pour en organiser un autre, mais entretemps j’étais entré à la Radio… Pierre Boulez et moi nous sommes revus par la suite, nous en avons reparlé, finalement Pierre-Laurent Aimard aura été le premier pianiste de l'Ensemble l’année suivante.


B.S. : Ne regrettez-vous pas de n’avoir pas intégré l’Ensemble Intercontemporain ?

J.F.H. : J’ai toujours joué beaucoup les musiques contemporaines. Je ne regrette donc rien. Une œuvre qui m’a marqué que j’ai jouée l’année dernière et que je vais reprendre à Perpignan en novembre, est la grande pièce de Helmut Lachenmann Sérynade, qui est, à mon avis, une page magistrale. En juin dernier, j’ai créé dans le cadre du festival ManiFeste de l’Ircam Soli pour piano et live electronic de Yan Maresz, qui est en train de la développer parce que je la trouve un peu trop courte.

 

B.S. : Pour en revenir à la direction d’orchestre, en quelles circonstances avez-vous abordé cette carrière ? 

J.F.H. : J’ai commencé à diriger non pas comme un hobby, et je me suis immédiatement pris au jeu. C’est le ministère de la Culture qui à l’époque m’a demandé si je serais intéressé de reprendre l’Orchestre de Chambre Nouvelle Aquitaine (OCNA), à l’époque Orchestre Poitou-Charentes, plus ou moins sous l’aspect piano-direction artistique. Je n’ai jamais non plus tout entrepris pour diriger, je le faisais à droite à gauche, restant peut-être trop modestement à ma place entre ce que je fais en direction qui me plaît beaucoup, ce que je fais au piano qui me plaît aussi beaucoup… J’essaye d’engager des projets que je peux encore réaliser, voilà tout.


B.S. : Depuis combien de temps êtes-vous à la tête de l’Orchestre de Chambre Nouvelle Aquitaine ? 

J.F.H. : J’ai été nommé en 2000. Cet orchestre était fait pour moi, qui n’étais pas chef. J’y fais de la programmation, j’invite beaucoup de chefs malgré le peu de productions que nous programmons. J’en ai fait venir de toutes les générations, et ils sont généralement très contents, car j’ai essayé de porter cet ensemble au meilleur niveau. Ce qu’il est possible de mesurer à l’écoute du CD Messiaen que nous venons de publier chez Mirare, Des Canyons aux Etoiles (1). Les musiciens de l’orchestre sont de vraies pointures ! Ce qui me permet d’imaginer des programmations de haute exigence, de voir comment une vie d’orchestre peut s’organiser, être un outil de territoire complètement démarqué de ce qui se pratique dans les grandes métropoles, et je suis content parce que nous sommes arrivés à mettre en place quelque chose de exceptionnel.


B.S. : L’OCNA n’a pas encore été labellisé « National »

J.F.H. : Nous attendons que la Région Nouvelle Aquitaine restructure l'équilibre des formations et ensembles qui y agissent, chacun avec leur effectif et leurs répertoires spécifiques.  Notre discographie se démarque de ce qui se fait par ailleurs, avec notre premier CD Falla qui avait très bien accueilli, réunissant les Tréteaux de Maître Pierre, la version primitive de L’Amour sorcier, puis le CD avec le Kammerkonzert d’Alban Berg, un disque de musique américaine original, maintenant Messiaen, nous avons gravé l’intégrale des Concertos pour piano de Beethoven que j’ai dirigée du piano, un disque Ravel à paraître l’année prochaine… Nous construisons ainsi un beau cheminement, toujours avec le label Mirare.


B.S. : Le disque est-il pour vous un aboutissement ?

J.F.H. : Nous n’enregistrons que des œuvres que nous avons jouées. Je ne fais pas de disques de circonstance. Nos gravures correspondent à un vécu. Il s’agit donc du couronnement d’un travail de longue haleine, un état des lieux de l’orchestre à un déterminé. Notre discographie démontre combien l’orchestre a progressé, bien que je pense que les premiers disques - Falla, Berg -, restent d’actualité.


B.S. : Avec votre enregistrement de Des Canyons aux Etoiles de Messiaen, œuvre que vous avez beaucoup jouée et dirigée, on a l’impression que depuis que le CD était sur le point d’être commercialisé, vous êtes invité à la jouer davantage… 

J.F.H. : Oui, je l’ai en effet beaucoup dirigé. Mais pas encore à Paris. Je ne sais pas si la Philharmonie voudra programmer cette grande œuvre avec nous. Nous avons des concerts prévus dans les deux saisons qui viennent pour lesquels nous avons notamment proposé le Messiaen.


B.S. : Le corniste soliste de l’enregistrement de Des Canyons aux Etoiles est extraordinaire...

J.F.H. : Japonais vivant à Paris, Takénori Némoto est le corniste solo de l’orchestre. Il est aussi professeur de cor au Conservatoire de Bordeaux, et il dirige notamment son ensemble Musica Nigelia, en outre il est directeur d’un festival en Picardie…


B.S. : La programmation et le choix des artistes invités sont totalement de votre responsabilité. Combien de concerts donnez-vous chaque année avec l’OCNA ?

J.F.H. : Une petite trentaine pour cinq ou six grands programmes, ce à quoi il convient d’ajouter des invitations dans les institutions et les festivals, des enregistrements. La subvention est répartie entre l’Etat et la Région. Nous avons une belle salle, mais ses disponibilités sont relativement limitées  vu son statut de Scène Nationale à vocation généraliste. Nous nous y produisions quatre fois par an, mais maintenant seulement trois fois... Le TAP est certainement l'une des salles françaises les plus propices à la musique symphonique. Notre budget est d’à peine deux millions d’euros, le plus modeste de toutes les formations en France au regard de notre activité et de notre niveau. Je dirige aussi des orchestres en région, ainsi qu'à l’étranger, ... J’ai un beau projet avec l’ONCA pour l’année prochaine, la trilogie des films muets de Luis Buñuel mis en musique par le compositeur franco-argentin Martin Matalon, L’Age d’or, Un Chien andalou et Les Hurdes, et tant d’autres desseins qui me tiennent à cœur… Il nous faut aussi enregistrer des œuvres du répertoire romantique. Nous n’en avons jamais gravé, étant plutôt axés sur le XXe siècle. Nous allons peut-être commencer par Schumann, puis ce sera Mendelssohn, qui nous va très bien aussi.


B.S. : Et sur le plan pianistique ? Vous avez là aussi évoqué Schumann… 

J.F.H. : Oui. Je fais aussi beaucoup de musique contemporaine. Mais le répertoire, le piano historique m’intéressent particulièrement, particulièrement le piano romantique, pas le pianoforte ni même le piano de la première partie du XIXe siècle, c’est un autre métier. Mais je tiens à enregistrer sur mon piano de 1868, le Chickering & Sons d’Henriette Puig-Roget, dédicataire et créatrice des Préludes de Messiaen en 1931. J’ai envie de le faire dès 2023, et je suis en train de réfléchir sur le répertoire. Cet instrument correspond à l’émergence du piano moderne en même temps que ceux de la marque Steinway & Sons, mais avec un système de cordes parallèles, et toutes les personnes qui l’écoutent sont littéralement saisies. Franz Liszt en a eu deux, et il a été le piano de plusieurs compositeurs de l’époque. Très peu d’exemplaires ont été préservés en Europe en état d’être joués. Voilà cinq ans, la fille d’Henriette Puig-Roget me téléphone et me dit : « j’hésite à vendre ce piano parce qu’il a une valeur sentimentale, et en même temps il est regrettable qu’il ne serve pas. » Je suis allé le voir et je lui ai dit : « Ok, on y va ! » Depuis, le piano m’appartient, et il est chez moi. Je le joue souvent en concert, y compris à La Roque d’Anthéron, au Festival Ravel, Bertrand Chamayou l’a joué en duo avec Sol Gabetta au violoncelle. J’ai conçu un programme Ravel que j’ai notamment donné le 22 septembre au Festival de l’Orangerie de Sceaux…

Propos recueillis par Bruno Serrou

Paris, le 13 septembre 2022