Philharmonie de Paris que Laurent Bayle a fondée et qu'Olivier Mantei anime aujourd'hui. Photo : (c) Bruno Serrou
Inaugurée en grande pompe le 14 janvier
2015 en l’absence hélas de son initiateur Pierre Boulez, qui disparaissait un
an plus tard, le 5 janvier 2016, la Philharmonie de Paris, qui a subi une
longue genèse truffée d’embuches, a jusqu’à ce jour connu deux directeurs
généraux, Laurent Bayle (né en 1951) jusqu’au 31 octobre 2021, et Olivier Mantei
(né en 1965) depuis le 1er
novembre de cette même année.
Malgré des parcours différents,
les deux hommes sont proches l’un de l’autre, tous deux étant non pas musiciens
mais de purs administrateurs, ce qu’ils revendiquent volontiers jusque dans
leurs livres, et leurs relations étant plus ou moins celles de maître à élève.
Leurs silhouettes comme leurs styles divergent néanmoins, l’aîné étant aussi long et mince que Phil Defer des aventures de Lucky Luke, voix grave, port altier
et plus ou moins distant selon la situation sociale et professionnelle de la personne
qu’il a en face de lui, le cadet étant plus rond, la voix plus haut perchée et
feutrée, plus souriant et d’un contact plus souple, mais tous les deux tout
aussi discrets, presque effacés et parlant si bas que leurs interlocuteurs sont
souvent conduits à acquiescer ce qu’ils disent sans qu’ils les entende vraiment
tant ils chuchotent plus qu’ils parlent, la voix de Laurent Bayle n’ayant
jamais été plus audible que sur la bande-annonce de la RATP à l’abord de la station
Porte de Pantin-Parc de La Villette dans les rames du tramway de la Ligne 3b qui dessert la
Philharmonie…
Laurent Bayle, Une vie
musicale (1)
Le livre de Laurent Bayle adopte
la forme autobiographique d’ordre chronologique, tandis que celui d’Olivier
Mantei suit une ordonnance thématique et regorge d’anecdotes qui constituent
l’ossature du propos. Ce qui reflète leurs personnalités respectives. Il faut
dire aussi que le premier s’est exprimé dans de grandes structures publiques là
où le second a bâti sa propre structure après avoir participé à l’élaboration
et à la réputation du chœur Accentus de Laurence Equilbey, avant d’intégrer des
institutions déjà existantes.
« Je suis né [à Lyon] en
1951, et je fais partie d’une génération qui se flatte d’avoir vécu Mai
68 »… Ainsi commence Une vie
musicale de Laurent Bayle (1). L’auteur n’avait pourtant pas encore 17 ans au moment des événements du printemps 1968, et étant alors en classe de Première, il ne
semble donc pas avoir été un adolescent timoré, contrairement à beaucoup de ses
contemporains du même âge et dans la même classe qui étaient englués dans leurs
études de lycéens. Il convient de rappeler ici que l’auteur est né dans une
famille d’ouvriers et avait déjà l’expérience de l’entreprise, passant dès 15
ans ses étés comme manœuvre dans l’usine où son père travaillait. Néanmoins, la
découverte de la musique à travers un poste de radio tourne-disque acquis par
sa mère et la lecture des poètes ont favorisé son attirance inconsciente pour
les arts. En 1969, il a 18 ans, il se rend au Festival d’Avignon, où il
découvre l’opéra politique Orden du
compositeur italien Girolamo Arrigo mis en scène par Jorge Lavelli. Etudes de
sciences politiques, maître auxiliaire en collège, où l’un de ses collègues
enseignants lui confie l’administration et la réorganisation de la compagnie
Satire de Bruno Carlucci. Une carrière dans le spectacle vivant s’ouvre ainsi à lui par hasard. Il a 26 ans… Mais c’est en
1979 que tout commence vraiment, lorsque le metteur en scène Pierre Barrat lui
propose le poste d’administrateur général de l’Atelier du Rhin à Colmar. C’est
ainsi qu’il découvre le monde de la musique et de l’art lyrique. L’été 1982,
depuis son poste d’observation rhénan, il est informé des intentions du
ministère de la Culture de créer un festival de musique contemporaine. Il est
rapidement intronisé par le ministre Jack Lang et par les édiles strasbourgeois
pour diriger cette structure en devenir, dont la première édition est organisée
en septembre 1983. C’est lui qui trouve le nom de Musica, et qui met en place une première programmation autour
d’Edgar Varèse à l’occasion du centenaire de la naissance du compositeur
français, l’un des pionniers de la musique du XXe siècle. Pour une
manifestation qui entendait être prestigieuse, il était recommandé d’inviter
Pierre Boulez, figure emblématique de la création contemporaine. Pourtant,
celui-ci s’épanche dans les colonnes des Dernières
Nouvelles d’Alsace : « Cette boulimie me donne le tournis. Dès
que l’on prend un risque, on n’arrive pas à remplir une salle à Paris. On
ferait mieux de consolider l’existant que de se projeter dans
l’éphémère. »
Laurent Bayle convient dans son
livre que le succès de Musica est d’abord dû à une communication
particulièrement efficiente, avec des concerts sur le Rhin et sur les canaux,
au milieu des vignobles et des champs, un parking du Port du Rhin, un train
musical qui traverse l’Alsace… Plus de vingt mille spectateurs assistent à la
première édition, trente mille à la deuxième, la soirée dirigée par Boulez
réunit à elle seule deux mille personnes… C’est alors que se noue la relation avec
le fondateur de l’Ircam, « la personnalité la plus influente du monde
musical ». Avant l’été 1986, celui-ci lui demande de le rejoindre et lui
confie le poste de directeur artistique de l’Ircam dans la perspective de sa succession. « Vous avez tort, Laurent, lui dit bon prophète Maurice
Fleuret, alors directeur de la Musique au ministère de la Culture. Sachez que
vous auriez pu me demander n’importe quoi, j’aurais tout fait pour soutenir
votre candidature à des fonctions importantes. Là où vous allez, vous n’avez
aucune chance de vous exprimer »…
Laurent Bayle. Photo : (c) William Beaucardet / Philharmonie de Paris
Arrivé à l’Ircam fin 1986, Laurent
Bayle admet avoir éprouvé la première année beaucoup de mal à se positionner.
Mais Pierre Boulez se montre d’une bienveillance extrême. « Devant mon
impatience, sa parade est de m’impliquer dans des dossiers sans liens avec mes
fonctions. » C’est alors qu’un dimanche de 1990, Boulez lui annonce au
cours d’un dîner : « Je veux que nous accélérions ma succession.
Il faut qu’elle soit effective au plus tard dans un an. Je suis sûr que vous me
comprenez. » Ainsi, fin 1991, Boulez passe le relais à Bayle à la tête de
l’Ircam. « Quelques dents grincent
parmi les habitués influencés notamment par Tristan Murail, qui prend la tête
d’un petit groupe de réfractaires tentant d’alerter Pierre Boulez sur les
risques d’une marginalisation des anciens
et d’une perte d’identité. » La réponse de Boulez est sans appel, rapporte
Bayle : « Je me réjouis de ce qui s’annonce. J’ai toujours aimé les
courants d’air. Ce que l’on perçoit comme une rupture sur le vif dénote à
longue échéance une évolution qui permet de préserver une forme de
continuité. » Bayle initie une politique de valorisation de l’Ircam par le
biais du Festival Agora, qui, en juin de chaque année, sera une sorte de vitrine publique de l'activité de l'Institut, d’un Forum ouvert à plusieurs centaines d’abonnés qui interagissent,
testent les outils élaborés par les équipes de chercheurs de l’Institut et
partagent en retour leurs expériences, tandis qu’une équipe finalise des études
acoustiques à destination de l’industrie. « En assurant sa succession,
constate Bayle, Pierre Boulez s’est inscrit dans la durée, montrant que
sa perception de l’intérêt collectif dépassait de loin celle de certains de ses
pairs. » Mais le rêve de Bayle comme de Boulez d’interdisciplinarité entre
l’Ircam et le Centre Pompidou son proche voisin et partenaire financier, reste
lettre morte, cette notion étant « une terra
incognita » pour le Musée d’Art moderne.
Grâce à Boulez, Bayle se forge
non seulement aux « affres de la création » mais aussi au fonctionnement
des grandes structures, face notamment à la complexité du Centre Pompidou. Mais
aussi en suivant Boulez dans la mésaventure du projet Opéra Bastille dans les
années 1980, aux côtés de Daniel Barenboïm et de Patrice Chéreau… avant qu’ils
soient tous évincés du fait du prince par Pierre Bergé.
En 2001, le quartier de La
Villette dans le XIXe arrondissement de Paris devient
« l’épicentre d’une entreprise protéiforme » qui se sera pérennisé en
2021. Depuis l’inauguration de la Cité de la Musique et de sa salle modulable
en 1995, une grande structure de concerts
est prévue, comme l’envisage Pierre Boulez initiateur du projet. En cette année
2001, Bayle quitte l’Ircam pour succéder à Brigitte Margé, autre proche de Pierre Boulez, au poste de directeur
général de la Cité de la Musique. Pour Boulez, ce lieu est « unijambiste ».
Il lui manque en effet une partie importante, non seulement une vaste salle
symphonique, mais aussi les surfaces indispensables à la pédagogie et à la
propagation de la musique auprès du plus grand nombre. « Il faut voir
relève Boulez, comment ont évolué les musées pour constater que la vie musicale
n’a pas su, en général, s’adapter aux changements de la société. La pratique
courante se rattache encore à celle du XIXe siècle. Nous avons
donc une cité unijambiste. Etendre l’activité à une grande salle correspond à
une nécessité urgente. »
C’est alors qu’un véritable
feuilleton s’engage, avec une infinité de péripéties, d’espoirs, de
désillusion, d’avancées, de défaites, en fonction des changements politiques,
des variations de majorités et de conjonctures, d’autant plus incessants que
trois partenaires se disputent les prérogatives, l’Etat, la Région
Ile-de-France et la Ville de Paris. Avant que le projet Philharmonie prenne
consistance, Laurent Bayle se voit confier les clefs de la Salle Pleyel, salle
historique des concerts symphoniques parisiens, dont ceux de l’Orchestre de Paris,
et de jazz dont les murs ont été vendus à un groupe privé dirigé par
l’industriel Hubert Martigny après la faillite du Crédit lyonnais et qui en a confié
la direction à son épouse. Après travaux, les pouvoirs publics confient la
direction de la salle à Laurent Bayle, qui procède à sa réouverture le 13
septembre 2006 avec l’Orchestre de Paris dirigé par Christoph Eschenbach, tout
en procédant à la réunification de Pleyel et de la Cité de la Musique, tandis
que les relations avec l’ancien propriétaire s’enveniment et perdurent un long
moment. Huit saisons se succèderont à Pleyel…
La genèse de la Philharmonie est
loin d’être un long fleuve tranquille. Entre 1995 et 2015, nombre de gouvernements,
de présidents de régions et de maires se succèderont, suscitant divers
courants d’airs qui mettent plusieurs fois le projet en péril, s’il n’y avait pas
la ténacité de Bayle… La plus grande partie de son livre est évidemment
consacrée à la conception, à la réalisation et aux cinq premières années
d’exploitation de la Philharmonie. Même le concours avec à la clef le choix du
projet architectural de Jean Nouvel ainsi que la construction des fondations du
bâtiment planté entre la Cité de la Musique à sa gauche et le boulevard
périphérique à sa droite occupent une large place. En fait, le ministre de la
Culture le plus positivement engagé aura été Renaud Donnedieu de Vabres
« qui assure en privé œuvrer pour que le projet soit officialisé ».
Mais il ne reste pas assez de temps pour s’en assurer, et Dominique de
Villepin, nouveau Premier ministre, enterre le projet. Du moins dans un premier
temps, car en octobre 2005, il convient que Pleyel a constitué une étape
absolument nécessaire, mais qu’il lui semble que Paris mérite la construction
d’une grande salle », ce dont se félicite le maire de Paris, Bertrand
Delanoë. Les tutelles valident « au pas de course » les grandes
lignes du rapport que Bayle a adressé cinq ans plus tôt à Catherine Tasca,
alors ministre de la Culture du gouvernement Jospin. Même la proposition de
diriger l’Opéra de Paris ne détournera pas Bayle du projet, surtout que Boulez
l’avertit que « à l’Opéra de Paris, vous en serez très vite réduit au
surplace. C’est le mythe de Sisyphe. Vous construirez sur du sable et vous ne
laisserez aucune trace. Avec la Philharmonie, vous allez inscrire une emprunte durable. Il
n’y a pas photo ». Les statuts de l’association sont déposés le 10
novembre 2006. Le 6 avril 2007 le projet Jean Nouvel est sélectionné. Les
difficultés ne s’estompent pas pour autant. Les effets de la crise économique
mondiale de 2007-2008 se font durement sentir et les tensions sont palpables. Mais
l’arrivée de Frédéric Mitterrand à la tête du ministère de la Culture sauve la
mise. Il convainc Nicolas Sarkozy, président de la République, de visiter
le chantier en décembre 2009. Il faudra néanmoins attendre mi-novembre 2010
pour que Nicolas Sarkozy lève le veto de Matignon.
Pendant ce temps, les budgets
flambent. Au point qu’avec le retour des Socialistes au pouvoir, l’angoisse des
équipes de la Philharmonie reprennent, tandis que les tensions avec la maîtrise
d’œuvre s’enveniment alors même qu’une date d’inauguration a été planifiée pour
le début de 2015. Les relations entre l’Etat et la Ville se délitent, Anne
Hidalgo, maire de Paris, reprochant au gouvernement de la contraindre au plan
budgétaire. Le point de rupture n’est pas loin. Une réunion avec tous les corps
de métier « tourne au cauchemar », les derniers jours sont
« apocalyptiques. Rien n’est prêt », et Jean Nouvel est furieux de
constater que son œuvre ne sera pas totalement achevée le jour de
l’inauguration à laquelle il décide de ne pas assister… Pourtant, la salle de
la Philharmonie sonne enfin, faisant entendre le 14 janvier 2015 à 20h30 le
Chœur et l’Orchestre de Paris avec de nombreux solistes prestigieux, en
présence du président de la République, François Hollande, et de deux mille
spectateurs, mais en l’absence de Pierre Boulez, dont l’état de santé, devenu
précaire, l’empêche de découvrir cette salle qu’il a tant désirée…
Laurent Bayle énonce dans la
dernière partie de son livre les projets qu’il a mis en place pendant les cinq
premières années d’exploitation de la Philharmonie, dont il a donné le nom de
son mentor à la grande salle, qui devient « Salle Pierre Boulez », la
situation de l’institution dans le concert mondial des grandes salles de
concert, la fusion des structures Philharmonie de Paris-Orchestre de Paris, il
défend sa programmation, qui donne non seulement la majorité de ses rendez-vous
à la musique classique et savante, mais aussi au jazz et aux musiques
populaires, jusqu’au rap ce que d’aucuns jugent démagogiques mais qui,
assure-t-il, permet de financer les programmes les plus exigeants et
complexes, la création des orchestres de jeunes Démos, qui sont aujourd’hui
plus d’une cinquantaine dans toute le France, la Philharmonie des Enfants pour
les jeunes de 4 à 10 ans, les expositions… « L’école est au centre du jeu,
conclut-il. Il lui appartient de contribuer au développement des jeunes en
exerçant leur esprit critique et en inscrivant plus sérieusement les cours
d’éducation à l’art dans ses
programmes. A ses côtés, avec elle, notre rôle est de privilégier l’éducation par l’art, ce qui induit quelques
figures imposées : d’abord, réaffirmer dans nos médiations le primat de
l’imaginaire, du sensible ; ensuite ne pas nous épuiser dans des animations
superficielles, mais renforcer notre implication dans des projets de long
souffle, bien conçus et ambitieux, à même de tisser des liens entre des
temporalités et des mondes distincts. »
A noter enfin les portraits que
Laurent Bayle brosse des artistes qui ont compté tout au long de sa vie entre
chaque étape de sa carrière qu’il énonce dans le cours de sa chronologie et qui la ponctuent : Robert Wilson et
Georges Aperghis (Deux visions de la
modernité), Pierre Henry, Philippe Manoury, Daniel Barenboïm, Laurence
Equilbey, Pierre Boulez, Jean Nouvel, Pascal Dusapin et Khatia Buniatishvili, à
qui il associe le footballeur Lilian Thuram, marraine et parrain de Démos…
Olivier Mantei, Dessous de scène (2)
L’ouvrage d’Olivier Mantei est
d’une teneur toute autre. Mais il convient tout d'abord de rappeler que, outre leur
proximité, les deux hommes ont en commun une profonde connaissance de l’univers
de la création contemporaine et nombre d’amitiés artistiques parmi lesquelles
celle qu’ils entretiennent avec la chef de chœur désormais cheffe d’orchestre
Laurence Equilbey.
Né à Nantes en 1965, docteur ès
Lettres et musicologue, Olivier Mantei a commencé sa carrière d’administrateur
dans le secteur de la musique à la suite de sa rencontre avec Laurence
Equilbey, qui lui confie en 1993 le développement du chœur de chambre Accentus
qu’elle vient de créer. Peu après, il ouvre un studio de répétitions et
d’enregistrements, et devient en 1998 et pendant dix ans producteur à la tête
de sa propre agence, Instant Pluriel, avec laquelle il programme la
saison musicale du théâtre des Bouffes du Nord, structure La Chambre
Philharmonique d’Emmanuel Krivine, produit des spectacles lyriques, noue des
liens étroits avec des compositeurs comme Philippe Manoury, Pascal Dusapin,
Alexandre Desplat, Franck Krawczyk, et devient l’agent artistique d’interprètes
tels Alain Planès, Marc Coppey, Vanessa Wagner. Il élabore également des
projets avec Laurent Bayle pour la Cité de la Musique comme la Biennale d’Art
vocal. En 2000, Peter Brook, directeur des Bouffes du Nord, lui confie
l’administration de son théâtre et de sa compagnie, jusqu’à sa nomination à l’Opéra
Comique en 2007, d’abord comme directeur adjoint à la demande de Jérôme
Deschamps, puis comme directeur délégué jusqu’en 2015, enfin comme directeur général
jusqu’à sa prise de fonction le 1er novembre 2021 à la tête de la
Philharmonie de Paris, où il succède à Laurent Bayle, fondateur de la structure.
A l’instar de ce dernier, l’auteur de Dessous
de scène est l’un des moteurs de la démocratisation de la musique, mais avec
une prédominance pour l’art lyrique, du moins jusqu’à sa prise de fonction à la
Philharmonie de Paris…
Ce rappel biographique en
liminaire de ce qui suit pour remémorer le cheminement d’Olivier Mantei, qui,
contrairement à Laurent Bayle, n’évoque pas sa carrière mais des souvenirs épars
qui lui viennent au fil de la plume sous forme d’anecdotes et de réflexions autant
philosophiques que pragmatiques sur ses métiers et ses rencontres les plus
marquantes. Revenant essentiellement sur ses années à la direction du théâtre
des Bouffes du Nord et de la Salle Favart menées pour la plupart en parallèle, il évoque les moments-clefs que
constituent l’élaboration de spectacles, les rencontres avec les artistes, les
conventions qu’il convient systématiquement de transgresser, les moments de
pure émotion que Mantei aborde de façon parfois touchante.
Revenant non sans humour et avec un
sens de l’analyse franc et sans fioriture sur les divers sujets liés à l’opéra
sur un ton faussement badin, à tous les niveaux de la conception d’un spectacle
jusqu’aux jauges des plateaux, des fosses et des salles, et aux servitudes notamment
la quantité de places réservées à la presse, cet ouvrage, qui se présente telle
une succession d’arie d’opéra est
aussi un hymne à la gloire du théâtre lyrique, avec ses petits drames et ses
grandes joies, ses relations avec les tutelles qui sont loin d’être sereines,
avec les artistes et le public, qu’il convient non seulement de séduire, de
convaincre et de combler, mais aussi d’élargir avec des projets pédagogiques
s’adressant à toutes les classes d’âge et sociales. « Le comble de l’opéra
c’est d’être étatique sans être nationalisé. Placé souvent sous la double
tutelle des ministères du Budget et de la Culture, il fait l’objet de
déchirements internes. Même notre Très Humble et Très Obéissant Serviteur [Ndr :
c’est ainsi qu’avait signé sa convocation en vue de la nomination de Mantei à
Favart le conseiller maître de la Cour des comptes] n’est pas à un paradoxe
près. Il salue le bon travail d’ouverture à l’Opéra Comique, vers de nouveaux
publics, plus jeunes, plus diversifiés, et recommande pareillement une
augmentation des tarifs qu’il juge trop bas. […] Mais il n’est jamais question
d’excellence artistique. » Alors que les théâtres lyriques français, au
lieu de penser économie d’échelle, se disputent les prérogatives des premières
de productions nouvelles, Mantei est l’un des premiers à relever les dangers de
cette politique. « Chaque maison d’opéra devrait être contrainte par les
tutelles à ne présenter une nouvelle production que lorsqu’elle est proposée
par au moins trois ou quatre autres institutions ; pour mutualiser les
coûts, élargir l’audience, améliorer la part de financement public dans le
budget de création, optimiser le résultat artistique, investir d’autant plus
dans les enjeux sociétaux et environnementaux, et donner une espérance de vie
plus longue à chaque projet. […] Neutraliser le leadership de la production
déléguée et exécutive qui donne l’autorité et la primauté à l’une des maisons
dans le cas d’une coproduction. » Quant au prix d’une place à l’opéra,
Mantei considère à juste titre que « l’enjeu social compte plus
aujourd’hui que l’enjeu économique ».
Olivier Mantei. Photo : (c) William Beaucardet / Philharmonie de Paris
Parmi les anecdotes, sans compter
celles avec Peter Brook, William Christie, Pascal Dusapin, Francesco Filidei, Isabelle
Huppert, Michel Piccoli, Raphaël Pichon, Joël Pommerat, Claude Régy, ainsi qu’avec
Carmen, héroïne emblématique de la salle Favart, il se trouve celle des deux
accès du bureau du directeur de l’Opéra Comique qui lui permettent d’aller
facilement de cour à jardin et de rejoindre la corbeille par une porte quand un
conseiller maître s’en va de l’autre, celle de la loge Elysée et de la loge de
Choiseul, cette dernière toujours propriété de l’indivision des héritiers du
Duc de Choiseul, qui, par lettres patentes et conventions conclues en 1781,
concéda à Louis XVI le terrain qui permit l’édification de la Comédie Italienne
qui allait devenir l’Opéra Comique. A la réouverture après travaux de Favart en
2015, il s’avéra qu’une colonne d’aération avait amputé ladite loge, et il fallut
négocier avec le représentant de la succession Choiseul pour « aboutir à
un accord historique ». « J’étais soulagé d’avoir préservé le sens de
l’histoire en apportant une nouvelle pierre à l’édifice. Le spectacle pouvait
commencer et le rideau se lever… »
Vers la fin de son livre, Mantei
aborde la période difficile que fut celle de la pandémie de la Covid-19, et le
« nouveau paradigme qui nous élève vers le ciel, - présentiel, distanciel,
essentiel -, nous nous confinons sur nous-mêmes », écrit-il, tout en se
félicitant que « pas un seul cas d’infection [se soit présenté] en trois
mois d’activité intense avec plus de cent cinquante artistes et techniciens
travaillant ensemble dans la maison chaque jour », ainsi que du succès des
diffusions des créations en live sur
les plateformes audiovisuelles qui ont mobilisé en un trimestre l’équivalent du
public que la Salle Favart réunit physiquement dans ses murs pendant dix
saisons…
En guise d’épilogue, Mantei
revient sur le dernier concert le 12 décembre 2011 de Gustav Leonhardt avec qui
il a entretenu des relations de confiance au point qu’ils traitaient tous deux en
direct programmes et conditions. « C’est dans la douleur qu’il parvient
difficilement à exécuter la vingt-cinquième des Variations Goldberg de Bach, dont le dernier sol enfoui dans les graves semble durer ce soir-là une éternité. Un
dernier sol qui fait écho à l’ultime
son de cloche de la Cantate apocryphe
53, Sonne donc heure bénie. Une dernière touche en guise de
glas. »
Mantei aborde aussi la question
de la création contemporaine, la première de ses préoccupations car située dès le début
de sa carrière. « La création lyrique du XXIe siècle a besoin
d’espaces, de temps, d’expérimentation, de nouveaux publics et de moyens,
tandis qu’elle semble vouloir se débarrasser de ses névroses (complexe de la popularité,
obsession de la postérité, perversion narcissique de l’exemplarité), au moment
même où elle se libère de ses vieux démons et qu’elle se décloisonne, la voici
menacée plus que jamais. » Et d’avertir que ne pas prendre le risque
aujourd’hui d’un scandale peut amener à prendre celui de l’immobilisme, ou du
consensus qui en matière d’art est un non-sens. Une création contemporaine qui
est aussi affaire de cœur. « Elle a produit ces dernières années quelques
chefs-d’œuvre encore inconnus du grand public, elle interroge notre monde, nos
identités, notre histoire, nos misères et nos passions, mais contrairement aux
idées reçues, elle peut nous émouvoir. Et pourtant la disparition de la mélodie
et de la tonalité, la multiplicité des nouveaux langages, les bouleversements
technologiques, les théorisations hermétiques, les joutes verbales entre
anciens et modernes ont aiguisé les méfiances, les caricatures, les paresses et renforcé un point de rupture entre l’auditeur et le compositeur. » A
qui la faute ?, s’interroge Mantei, qui répond « A Ludwig van Beethoven…
pour n’en citer qu’un »…
Bruno Serrou
1) Laurent Bayle, Une vie
musicale (Editions Odile Jacob, 352 pages, 23,90 €). 2) Olivier Mantei, Dessous de scène, histoire d’opéra (Editions
de L’Arche, 112 pages, 15 €)