samedi 22 juin 2019

Un désopilant Barbe-Bleue d’Offenbach clôt la saison de l’Opéra de Lyon


Lyon. Opéra national de Lyon. Vendredi 14 juin 2019 

Jacques Offenbach (1819-1880), Barbe-Bleue. Production de l'Opéra de Lyon mise en scène par Laurent Pelly. Photo : (c) Stofleth / Opéra national de Lyon 

Dans le cadre du bicentenaire de sa naissance, Jacques Offenbach est partout à l’affiche. A l’Opéra de Lyon, il est particulièrement à la fête avec un Barbe-Bleue explosif.

Jacques Offenbach (1819-1880), Barbe-Bleue. Ptoduction de l'Opéra de Lyon mise en scène par Laurent Pelly. Photo : (c) Stofleth / Opéra national de Lyon

Depuis 1997, l’Opéra de Lyon est la maison d’Offenbach et Laurent Pelly son champion. Le metteur en scène, avec sa complice Agathe Mélinand pour les dialogues, avait signé sa première production voilà 22 ans avec un Orphée aux Enfers d’anthologie. Voilà quatre ans, c’était au tour du Roi Carotte. Dans l’intervalle, dix œuvres d’Offenbach ont forgé la réputation de Pelly…

Jacques Offenbach (1819-1880), Barbe-Bleue. Production de l'Opéra de Lyon mise en scène par Laurent Pelly. Au centre, Yann Beuron dans le rôle-titre. Photo : (c) Stofleth / Opéra national de Lyon

Avec Barbe-Bleue, composée en 1865-1866, troisième collaboration d’Offenbach avec ses librettistes Meilhac et Halévy, Pelly trouve matière à la libre expression de ses fantasmes théâtraux. Inspirée du conte éponyme de Perrault, cette parodie du crime prend avec Pelly la forme d’un thriller auquel se mêle une virulente satire du pouvoir. Toujours facétieux et caustique, le metteur en scène, dans cet ouvrage moins connu, suscite à Lyon un enthousiasme total. Comme toujours, Pelly traduit sans démesure ni poncifs l’aspect ludique et l’absurdité. L’opposition de la ruralité et du pouvoir avec une paysanne qui devient princesse et un prince qui se déguise en paysan, permet à Pelly de se moquer des contes de fées autant de la vie aux champs, avec tracteur et fumier de rigueur, que de l’étiquette d’un palais royal et de ses courtisans.

Jacques Offenbach (1819-1880), Barbe-Bleue. Production de l'Opéra de Lyon mise en scène par Laurent Pelly. Photo : (c) Stofleth / Opéra national de Lyon

Au sein d’une scénographie inventive, des allusions aux émissions de téléréalité et à la presse à scandale, une séquence macabre dans les sous-sols du château où les femmes assassinées par Barbe-Bleue sont censées être enterrées, mais où elles ne font que dormir grâce aux désirs inavoués de l’alchimiste Popolani, tandis que le sinistre Barbe-Bleue, confondu par la paysanne Boulotte, promettra finalement d’être agréable envers les femmes.

Jacques Offenbach (1819-1880), Barbe-Bleue. Production de l'Opéra de Lyon mise en scène par Laurent Pelly. Au centre Aline Martin (Reine Clémentine) et Christophe Mortagne (Roi Bobeche). Photo : (c) Stofleth / Opéra national de Lyon

En seigneur cruel, Yann Beuron fait merveille. Méconnaissable avec sa barbe, sa nuque rasée et ses vêtements de cuir noirs, le ténor donne à Barbe-Bleue une présence anxiogène magnifiée par une voix et une diction sans reproche, dans le chant comme dans les dialogues, et une aisance physique inouïe.

Jacques Offenbach (1819-1880), Barbe-Bleue. Production de l'Opéra de Lyon mise en scène par Laurent Pelly. Héloïse Mas (Boulotte) et Yann Beuron (Barbe-Bleue). Photo : (c) Stofleth / Opéra national de Lyon

La direction d’acteur de Pelly permet à chaque membre de la distribution d’attester de ses capacités théâtrales. Héloïse Mas (Boulotte), voix puissante à la projection parfaite, Carl Ghazarossian (Prince Saphir) à la voix claire qui confine à la niaiserie, à qui Jennifer Courcier (Fleurette) donne une réplique idoine, Christophe Gay, Popolani plein de verve au timbre enjôleur, Christophe Mortagne, Roi Bobeche désopilant, Aline Martin Reine Clémentine très classe.

Jacques Offenbach (1819-1880), Barbe-Bleue. Production de l'Opéra de Lyon mise en scène par Laurent Pelly. Photo : (c) Stofleth / Opéra national de Lyon

Dans la fosse, le jeune chef italien Michele Spotti dirige avec jubilation un orchestre d’une souplesse et d’une précision qui rendent à Offenbach sa dimension de génial musicien. Comme à l’accoutumée, le Chœur de l’Opéra de Lyon s’impose par son homogénéité et par son talent pour la comédie avec ses personnalités hautes en couleurs.

Bruno Serrou

Jusqu’au 5/07. Rés. : 04.69.85.54.54. www.opera-lyon.com/fr. Le 29/06 à 21h45, retransmission par satellite sur grand écran dans 13 villes d’Auvergne-Rhône-Alpes

vendredi 21 juin 2019

Don Giovanni à Paris et à Strasbourg, classicisme bon teint au Palais Garnier, bestialité à l’Opéra du Rhin


Paris. Opéra de Paris-Garnier. 11 juin 2019. Strasbourg. Opéra national du Rhin. 15 juin 2019

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Mise en scène par Ivo van Hove à l'Opéra de Paris. Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Les productions nouvelles du chef-d’œuvre de Mozart, deux conceptions diamétralement opposées qui laissent une impression d’inachevé

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Mise en scène par Ivo van Hove à l'Opéra de Paris. Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

Pour sa seconde mise en scène à l’Opéra de Paris (1) après Boris Godounov, Ivo van Hove, tout en restant dans un libéralisme outré, s’échappe du quartier de La Défense de Michael Haneke à Bastille de 2006  à 2015 pour investir une rue de Séville avec moult points de fuite où Giovanni et ses adversaires se dissimulent ou s’échappent. L’éclairage est sombre jusqu’à la morale finale où fleurs et tissus colorés font leur apparition. Vêtus en costumes contemporains, les protagonistes s’activent donc dans une Séville d’aujourd’hui, obscure et grise. Une fois de plus quelque protagoniste s’immisce dans le public, ce qui devient un tic.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Mise en scène par Ivo van Hove à l'Opéra de Paris. Etienne Dupuis (Don Giovanni) et Philippe Sly (Leporello). Photo : (c) Charles Duprat / Opéra national de Paris

L’intérêt de cette production est la gémellité Don Giovanni/Leporello, au point de rendre crédible la confusion d’Elvire. Silhouette, costume, voix sont saisissants d’analogie. Saluons d’ailleurs la remarquable prestation d’Etienne Dupuis et de Philippe Sly. Le Masetto de Mikhaïl Timosshenko est tout aussi saisissant, à l’instar de l’impressionnant Commandeur d’Ain Anger. La Donna Anna de Jacquelyn Wagner est noble et la voix brillamment tenue, la Zerline d’Elsa Dreisig est spontanée. Seule l’Elvire de Nicole Car déçoit. Philippe Jordan, qui dirige un orchestre onctueux, manque d’allant et d’élasticité. 

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Mise en scène par Marie-Eve Signeyrole à l'Opéra national du Rhin. Photo : (c)  Klara Beck / Opéra national du Rhin

Mais le directeur musical de l’Opéra de Paris démontre depuis le clavecin une réelle vitalité face à l’atone Christian Curnyn, qui plombe la production de l’Opéra du Rhin (2), alourdie encore par un pianoforte. Ce que fait le chef britannique est tout simplement honteux, tant l’encéphalogramme est plat. Ce qui est en totale contradiction avec ce que donne à voir Marie-Eve Signeyrole, qui elle-même prend le contrepied de la subtilité du propos de Mozart et Da Ponte.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Mise en scène par Marie-Eve Signeyrole à l'Opéra national du Rhin. Photo : (c)  Klara Beck / Opéra national du Rhin

Car ici, au-delà de la simple suggestion de l’enfer par des fumigènes sortant du sol de l’Opéra Garnier, le Dissoluto est un monstre véritable, une bête fauve qui malmène les femmes et toute la valetaille qu’il croise avec une férocité démesurée, à l’encontre du séducteur qu’il est censé être. En outre, le spectacle pose une nouvelle fois la question d’une vidéo omniprésente avec gros plans et actions hors scène, ajouts et actualisation du livret et de la musique, avec bruitages et autres satellites qui font redondance et vont à l’encontre de l’œuvre.

Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Don Giovanni. Mise en scène par Marie-Eve Signeyrole à l'Opéra national du Rhin. Photo : (c)  Klara Beck / Opéra national du Rhin

Mais au moins la production rhénane a-t-elle le mérite d’interroger le public qui souvent reste bouche bée. Le remarquable Leporello de Michael Nagl est à la fois valet, double raté de Giovanni - le tout aussi excellent de Nikolay Borchev -, et M. Loyal, présentant en allemand, français ou italien chaque scène pour guider le spectateur. Crimes, viols, brutalités schizophréniques, partouzes, tout y passe, au cœur d’un bar de grand hôtel. Là aussi, la distribution est excellente (superbe Anna de Jeanine De Bique), à l’exception de l’Elvira criarde et chevrotante de Sophie Marilley, et de l’Ottavio mollasson d’Alexander Sprague.

Bruno Serrou

mercredi 5 juin 2019

Philippe Manoury signe un extraordinaire coup de maître avec son immense oratorio-actualité « Lab.Oratorium » de portée universelle

Cologne. Philharmonie. Lundi 20 mai 2019. 
Paris. Festival ManiFeste de l'Ircam. Philharmonie de Paris. Salle Pierre Boulez. Lundi 3 juin 2019

Philippe Manoury et François-Xavier Roth durant les répétitions de Lab.Oratorium à la Philharmonie de Cologne. Photo : (c) Orchestre du Gürzenich de Cologne

C’est un immense oratorio protéiforme, « laboratoire » de la douleur universelle de Philippe Manoury qui a été donné lundi 3 juin Philharmonie de Paris dans le cadre du festival de créations ManiFeste 2019 de l’Ircam.

Admiré par Pierre Boulez qui l’appelle à l’Ircam en 1981, maîtrisant comme personne l’informatique musicale, Philippe Manoury (né en 1952) est l’un des compositeurs phares de sa génération. Professeur au Conservatoire de Lyon, puis l’Université de Californie San Diego et au Conservatoire de Strasbourg, il est l’un des compositeurs français les plus joués dans le monde. En coproduction avec l’Ircam, la Philharmonie de Paris et l’Elbphilharmonie de Hambourg, l’Orchestre du Gürzenich de Cologne  lui a commandé Lab.Oratorium, oratorio de quatre vingt dix minutes en dix parties pour deux comédiens, soprano, mezzo-soprano, chœur de chambre, grand chœur amateur, électronique en temps réel et orchestre spatialisé.

Philippe Manoury est de ces trop rares compositeurs qui s’intéressent avec sollicitude aux vicissitudes de la vie contemporaine. « Je m’attache ici à l’exil forcé, précise-t-il. Il s’agit d’une odyssée moderne, le voyage, une croisière de luxe dont passagers sont indifférents aux misères du monde, l’errance des réfugiés, la perte de racines, ce qui entre en résonnance directe avec le monde actuel. Ce n’est pas une œuvre politique dans le sens de Luigi Nono ou de Hans Werner Henze, mais elle est centrée sur le respect de la vie humaine qui devrait passer avant toute stratégie politique. »

Cet oratorio est le troisième volet de la Trilogie Köln (Trilogie de Cologne) qui s’ouvre sur Ring pour orchestre dit « Mozart » sur scène et grand orchestre disséminé autour du public (2016), suivi  de In situ pour grand orchestre (2013) enfin ce Lab.Oratorium (2019). Manoury entend dans ce cycle repenser l’orchestre considérant le grand nombre de nouvelles salles de concerts.  « Ce n’est pas tant la spatialisation comme effet sonore mais une nouvelle conception du son, moins hiérarchique, moins « philharmonique » que je propose ici. En plaçant des musiciens autour du public, je n’entends pas ajouter du spectacle au spectacle, mais à créer un paradigme sonore inédit. »

Création de Lab.Oratorium de Philippe Manoury à la Philharmonie de Cologne le 19 mai 2019. Mise en scène Nicolas Stemann. Photo : (c) Orchestre du Gürzenich de Cologne

Entendu une première fois à Cologne le 20 mai, réécouté le 3 juin à Paris, Lab.Oratorium, d’une intensité, d’une force émotionnelle, d’une puissance tellurique mise en espace par Nicolas Stemann (chanteurs jouant à l’avant-scène autour de l’orchestre, chœurs se déplaçant dans la salle, cuivres disséminés derrière le public, ce qui nécessite un second chef) et spatialisée via l’informatique en temps réel, transporte le spectateur au cœur du drame des réfugiés rejetés par les nantis. Donné trois soirs de suite à la Philharmonie de Cologne, salle en arc de cercle à l’acoustique phénoménale construite en 1986 au pied de la cathédrale et à quelques mètres du Rhin, l’œuvre dirigée de main de maître par le Directeur général de la musique de la Ville de Cologne, François-Xavier Roth, a connu un succès incroyable pour le Français que je suis, habitué de la création contemporaine, avec plus de vingt minutes d’applaudissements avec une standing ovation d’un public de tous âges. A Paris, pour un seul soir, le chœur amateur, spécialement constitué à Cologne sous le nom Lab.Chor, a été assuré à Paris par une formation répondant au nom Stella Maris. Quant aux autres protagonistes, ils ont été les mêmes - les excellentes cantatrices Rinnart Moriah (soprano) et Tora Augestad (mezzo-soprano), et formidables comédiens Patrycia Ziolkowska et Sebastian Rudolph -, tandis que le livret, qui assemble des textes d’Ingeborg Bachmann, Georg Trakl, Elfriede Jelinek, Hannah Arendt, Friedrich Nietzsche, Philippe Manoury et Nicolas Stemann, a été chanté et joué en allemand, Paris bénéficiant opportunément de surtitres.

Bruno Serrou