Quatuor Diotima. De gauche à droite : Pierre Morlet (violoncelle), Yun-Peng Zhao (premier violon), Constance Ronzatti (second violon) et Franck Chevalier (alto). Photo : DR
D’abord voué à la seule création
contemporaine, le Quatuor Diotima est rapidement devenu polyvalent, mettant en
regard les œuvres de notre temps, dont il est souvent le commanditaire, et
celles du passé.
Après plusieurs
changements aux pupitres des violons, le Quatuor Diotima est aujourd’hui
constitué de Yun-Peng Zhao, premier violon depuis onze ans, Constance Ronzatti,
second violon, Franck Chevalier, alto, et Pierre Morlet, violoncelle, son
fondateur.
Le
Quatuor Diotima joue avec souplesse et légèreté sur le rebond de l’archet
associant sans les fusionner des sonorités rondes et charnues mais jamais
grasses, toujours feutrées et à l’alliage d’une beauté confondante.
L’altiste
Franck Chevalier, porte-parole du Quatuor Diotima, a répondu à mes questions
quelques jours avant son intégrale des quatuors à cordes de Béla Bartók Théâtre
des Bouffes du Nord.
B. S.
° °
°
Bruno Serrou : Le Quatuor Diotima a connu plusieurs
changements de violonistes. Cela ne constitue-t-il pas un handicap ?
Franck Chevalier : Nous avons célébré nos vingt ans l’année
dernière avec un grand concert Théâtre des Bouffes du Nord. Nous sommes déjà
grands, et nous sommes heureux de la tournure que prend notre carrière. Nous
avons traversé des moments formidables, d’autres plus difficiles, avec divers
les changements d’équipe que nous avons connus du côté des violons. Ce qui en
vingt ans n’est pas extraordinaire, puisque cela nous situe dans la moyenne des
groupes. Le Quatuor LaSalle a eu quatre ou cinq violoncelliste différents, les
Italiano deux ou trois. Cela dit, Yun-Peng Zhao est là depuis déjà onze ans,
Constance Ronzatti depuis trois ans.
B. S. : Comment est né le Quatuor Diotima ?
F. C. : Le quatuor a donné des concerts dès 1996. L’idée de
base était d’aider les amis compositeurs de notre violoncelliste, Pierre
Morlet, comme Emanuel Nunes, Alain Bancquart, Brice Pauset. Pierre [Morlet] est
le seul membre de l’équipe d’origine. Nous étions tous musiciens
d’orchestres ou enseignants. Entendant nous consacrer à la musique du passé
comme à celle du présent, il était clair que nous devions faire du quatuor à
plein temps. Cette vocation exclusive nous enrichit et permet à chacun de nous
de se réaliser pleinement. Je suis arrivé six mois après la
fondation du quatuor. Je n’ai donc pas participé à trouver le nom du groupe, je
suis arrivé dans un quatuor qui s’appelait Diotima. Pierre [Morlet] était
attiré par la musique contemporaine et s’est proposé de réunir un quatuor
d’archets pour les jouer. Puis, assez tôt après mon arrivée, nous nous sommes
aperçus qu’il nous fallait être un vrai quatuor. Et pour le devenir, il est
indispensable d’être vraiment constitué et forgé par le biais des classiques,
au moins ceux du XXe siècle. Nous nous sommes donc penchés sur les
quatuors de Schönberg, de Berg, de Bartók puis on s’est dit qu’ils devaient
bien connaître Beethoven, nous nous sommes donc tournés vers lui, ainsi que
vers Schubert, puis Haydn, etc. De fil en aiguille, nous avons remonté le
temps. Il nous fallait montrer que nous soutenions la musique contemporaine
mais pas seulement : la
création dans une perspective historique. Le Quatuor Diotima, c’est la quête de
l’excellence par la constance du renouveau. Nous voyageons inlassablement entre
les répertoires, ce qui nous conduit à découvrir chaque fois de nouvelles
perspectives entre notre temps, le classicisme, le romantisme et le XXe siècle.
B. S. : Vous avez donc peu à peu élargi votre répertoire. Se
trouve-t-il un leader parmi vous ?
F. C. : Nous essayons de travailler de la façon la plus
démocratique possible, chacun de nous est leader en son domaine. Nous avons
autant de domaines d’excellence que de faiblesse. Je pense que nous sommes
suffisamment intelligents pour écouter ceux qui en savent plus que nous sur tel
ou tel points. Par exemple Pierre Morlet, plus en phase avec la création, s’en occupe
le plus. Ce qui ne veut pas dire que nous ne sommes pas tous une force de
proposition, mais il est le spécialiste de la création au sein du groupe.
Yun-Peng Zhao s’intéresse à la programmation et à la façon de mettre les œuvres en perspective. Quant à
moi, je suis plus à l’aise dans les discussions avec les programmateurs, les
journalistes, les perspectives sur l’actualité du quatuor. Enfin, Constance
[Ronzatti] a eu tellement à absorber depuis son arrivée qu’elle est toujours en
phase avec nous. Nous nous voyons tous les jours, tout en préservant notre vie privée
pour respirer un peu Nous travaillons tous les jours, séparément et ensemble. Chacun s’impose dans un domaine ou un autre, l’un pour l’harmonie, un
autre pour le rythme, un autre pour la pertinence stylistique.
B. S. : Chacun de vous propose-t-il ses choix au groupe ?
F. C. : Nous essayons de définir les priorités du groupe.
Comme le nom du quatuor le suggère, priorité est donnée à la création mais
aussi à un certain nombre d’œuvres du passé, particulièrement le répertoire
allemand, ultra dominant dans l’histoire du quatuor. Des œuvres qui peuvent
éclairer et s’avérer indispensable à l’écoute d’une partition contemporaine,
qu’il est bon de mettre en perspective. Nous choisissons des chocs assez
particuliers du répertoire, les cinq derniers quatuors de Beethoven qui sont
d’une modernité incroyable, les trois derniers quatuors de Schubert, ensuite
nous allons directement vers les quatuors de Brahms, puis ceux de la Seconde Ecole
de Vienne, Bartók, les impressionnistes français, Ravel et Debussy, mais aussi
Karol Szymanowski que nous adorons, Alexandre Zemlinsky, que nous jouons tous
de façon extensible. Et bien sûr les grands classiques après 1950, Henri
Dutilleux, Pierre Boulez, György Ligeti, Helmut Lachenmann, Brian Ferneyhough.
Nous demandons aux compositeurs ce qu’ils souhaitent mettre en regard de leurs
propres pièces, et nous faisons en sorte que le contraste soit marqué. En fait,
nous essayons de construire un programme à la façon d’une œuvre.
B. S. : Combien de concerts donnez-vous chaque année ?
F. C. : Nous donnons quatre vingt dix concerts, avec soixante
à soixante-dix quatuors différents. Ce qui est considérable. Nous avons joué
l’intégrale des Bartók une dizaine de fois, ce n’est pas possible autrement
tant le défi est fort, à l’instar de l’Ecole de Vienne, du cycle
Schönberg-Beethoven-Boulez, de Schubert. Nous programmons aussi beaucoup les
œuvres contemporaines, comme celles d’Alberto Posadas que l’on a déjà données
plus de quarante fois, avec un disque à paraître chez Naïve. Nous avons en
effet notre propre série de disques chez ce label sous le nom « Collection
Diotima », dont l’objet est la monographie de compositeurs. Après Miroslav
Srnka et Alberto Posadas, ce seront Gérard Pesson, Enno Poppe, Stefano
Gervasoni…
B. S. : Vous devez recevoir quantité de partitions…
F. C. : Nous en recevons en effet par paquets entiers. Six ou
huit par semaine. Du monde entier, mais principalement d’Europe occidentale,
d’Amérique du Nord, un peu du Japon, pas mal d’Amérique latine. Il nous faut
les lire. Nous en rejetons d’amblée, tout ce qui nous semble des pales copies
des œuvres qui existent déjà… Nous privilégions des langages, des modes de
jeux, des formes originaux. Mais notre activité n’est pas extensible à
l’infini. Nous allons en priorité vers des compositeurs que nous connaissons
déjà et que nous apprécions. Il y a non seulement des compositeurs de notre
génération, mais aussi des jeunes comme Mikel Urquiza (né en 1988).
B. S. : Combien de créations programmez-vous chaque année ?
F. C. : Une quinzaine, dont six ou sept que nous commandons
nous-mêmes. Nous tendons à ne pas en faire trop afin de les reprendre le plus
souvent possible après leur création. De plus, en faire trop conduit à tout
jouer de la même façon. Nous prenons vraiment le temps d’aller au fond d’une
œuvre nouvelle, de l’univers d’un compositeur. Pour cela il faut du temps,
notamment en répétitions : un concert c’est dix répétitions, même si nous
maitrisons déjà l’œuvre. Remettre une partition sur le métier permet de voir ce
qui a ou pas marché dans notre travail, d’éclairer la forme des pièces, sa solidité ou ses faiblesses, c’est vraiment
le moment de vérité.
B. S. : Avez-vous un lieu privilégié pour travailler ?
F. C. : Nous avons deux lieux. L’un chez Pierre [Morlet], qui
a un grand appartement, l’autre étant le Conservatoire du XIIe
arrondissement de Paris… Nous voulons aussi changer la réputation a priori de
notre quatuor qui est accolée à un style. Or, quand on considère notre
activité, nous n’avons jamais défendu d’école particulière. Nous avons
enregistré Steve Reich, des œuvres en ré majeur, au même titre que Brian
Ferneyhough. Le critère esthétique est celui de la personnalité. Nous nous
réunissons tous les jours au moins six heures par jour. Impossible de faire
autrement vu ce qu’on a à travailler dès que nous sommes à Paris. Il nous faut
aussi travailler seuls. L’Allemagne est après la France le pays où nous donnons
le plus de concerts. C’est pourquoi notre agent est à Hambourg. C’est là qu’il
y a le plus de public et nous correspondons à ce qu’il aime, avec notre côté un
côté un peu intello. Beaucoup d’Allemands s’y retrouvent.
B. S. : Vous vous produisez souvent aussi aux Etats-Unis ?
F. C. : Moins qu’en Allemagne. Les Américains aiment surtout
les choses sucrées, et ce ce n’est pas ce qui nous caractérise. Nous ne mettons
pas l’accent sur le côté show et performance. Nous pourrions aller dans les
châteaux du midi de la France et jouer le quatuor La jeune fille et la mort de Schubert et le quatuor Américain de Dvorak, mais ce n’est pas
ce que nous aimons faire. Il est vrai que les Etats-Unis ils nous trouvent un
peu raides.
B. S. : Quel est le « son » Quatuor Diotima ?
F. C. : Il est difficile de le définir… Le jugement de ceux
qui nous en parlent nous en dit le plus. Le fait de travailler le répertoire
permet d’apprendre l’écriture et la logique, c’est-à-dire ce qui est à la base
du quatuor à cordes : comment le dialogue des voix produit des formes. Ce
qui s’apprend en travaillant les quatuors de Beethoven, ceux de Haydn. En fait,
plus qu’un son, c’est une manière de penser, mais il faut trouver comment on arrive
à parler d’une seule voix quand on est quatre, comment on fait pour s’exprimer
seul contre trois, en duo, basse/aigu, aigu/médium... Comment on fait pour
organiser le tout, comment cela donne des formes, ce qui conduit à une
meilleure idée des couleurs du son. La fréquentation assidue de la création
quand on demande des sonorités extrêmes passe souvent par des modes de jeu, des
techniques acrobatiques voire inédites qui forcément influencent notre façon de
jouer. Je pense que nous avons une grande polychromie, que nous sommes capables
de réaliser quantité de modes de jeu différents, ce qui se retrouve dans notre
conception du répertoire. Je pense aussi que nous osons des choses que des
quatuors plus classiques qui sortent moins d’un son plus rond et plus lisse que
le nôtre. Sur un quatuor de Beethoven, nous prenons plus de risques aussi sur le
plan du tempo, parce que nous dépendons moins de la métrique et du rythme, qui
sont aussi des enjeux importants chez Bartók bien sûr mais aussi chez les
compositeurs d’aujourd’hui. Nous sommes également plus précis dans la manière
d’envisager la métrique et nous pratiquons moins le rubato, nous prenons moins
de liberté dans le tempo que les quatuors classiques. Ce qui nous donne un côté
plus rigoureux, plus austère. Nous ne sommes pas secs, mais nous ne sommes pas
non plus dans la friandise, dans le sostenuto. Ce n’est pas notre univers.
B. S. : Comment se passe votre travail sur une œuvre nouvelle ?
F. C. : Nous exigeons la réception de la partition assez longtemps
à l’avance parce que nous voulons pouvoir déterminer le temps qui nous sera
nécessaire pour son assimilation. Dans le passé, nous nous retrouvions dans la
situation où nous avions soit trop de temps soit pas suffisamment. Nous ne
voulons plus que cela nous arrive. Nous réclamons donc l’envoi de la partition
au moins quatre à cinq mois avant sa création afin de faire un premier travail
d’évaluation, pour établir le nombre de répétitions qu’il nous faudra pour
l’assimiler, organiser cinq, dix, quinze voire davantage en fonction des
exigences de l’œuvre. Puis nous faisons une première lecture avant la période de
travail proprement dite, ce qui nous conduit à nous poser toutes les questions
qui nous viennent à l’esprit. Cela fait, nous contactons le compositeur pour
lui poser lesdites questions, et nous échangeons soit par téléphone soit par
Skype. Nous passons ensuite aux répétitions, et ce n’est qu’à la fin que nous
convions le compositeur, en général dans la semaine qui précède la première. En
fait, il intervient cinq jours avant la création. Lors de la commande, nous
laissons les compositeurs totalement libres dans ce qu’ils veulent faire, que
ce soit la durée, les choix techniques, etc. Nous n’imposons absolument rien.
B. S. : Combien passez-vous de commandes par an ? Comment les
financez-vous ?
F. C. : Sur la vingtaine de pièces que nous créons chaque
année, nous en commandons nous-mêmes six ou sept. Nous ne les finançons pas
entièrement. Nous le faisons en partenariat. Nous cherchons nos partenaires parmi
les organisateurs de concerts que nous connaissons. Il nous arrive cependant
dans de rares cas de payer la totalité d’une œuvre nouvelle. Nous utilisons
rarement le système des commandes d’Etat, davantage les aides de divers
organismes comme la SACEM et l’ADAMI, et beaucoup la Région Centre, où nous
avons une résidence (Orléans, Noirlac, Tours), où nous sommes aidés par la
DRAC, et un bon quart de l’enveloppe qui nous est attribué est réservé aux
commandes.
B. S. : Vous êtes en résidence dans la Région Centre de la France. Qu’est-ce
que cela représente pour une formation comme les Diotima ?
F. C. : A roder nos programmes en se produisant devant divers
publics, à présenter notre travail auprès d’un jeune public, à mener des
actions pédagogiques, par exemple un lycée à Orléans, un autre à Tours, un
lycée agricole à Blois. Nous donnons dix concerts par an en Région Centre. Une
résidence nous amène aussi une certaine assurance financière, matelas qui nous
permet de ne pas nous angoisser sur le plan matériel. Nous sommes ainsi plus
tranquilles, plus détendus, ce qui nous permet de travailler plus sereinement. Cela
nous permet surtout de réfléchir sur le long terme, à nous poser des questions
profondes sur ce que nous voulons faire,
pour qui, comment. Ce moment est pour nous de plus en plus essentiel. Nous
pouvons travailler loin de la frénésie des voyages, de développer des cycles,
pas simplement la thématique d’un programme d’un soir, mais de constituer une
cohérence. Nous sommes à Noirlac une semaine par an pour notre académie.
B. S. : La transmission est-elle importante à vos yeux ?
F. C. : Nous y sommes très attachés. Nous dispensons des
master-classes dans le monde, deux semaines à l’Université de Taïwan avec douze
quatuors, à l’Université de Houston, à UCLA… La plus belle récompense que nos
élèves puissent nous offrir est la reprise des œuvres nouvelles que nous leur
avons fait travailler. Nous avons lancé cette académie à Noirlac voilà trois
ans. Non y trois jeunes quatuors. Il ne s’agit pas de cours
traditionnels, mais de «
coaching » entre quatuors et compositeurs
que nous rapprochons, afin de faire tomber les barrières créateurs/interprètes. Nous
les prenons entièrement en charge, y compris leur voyage et leurs frais de
séjour. Ils doivent jouer une œuvre écrite par un jeune compositeur pour leur
propre quatuor pour que les jeunes interprètes s’intéressent aux jeunes
créateurs, afin que ces derniers appréhendent l’écriture d’un quatuor à cordes.
Nous travaillons aussi avec eux le répertoire.
B. S. : Comment recrutez-vous les jeunes quatuors ?
F. C. : Nous les sélectionnons sur dossier, nous écoutons leurs
enregistrements, nous échangeons avec eux des e-mails sur leurs motivations… Il
faut dire que ce sont des quatuors avancés, pas des étudiants de
conservatoires. Ils ont déjà une petite carrière derrière eux. Nous venons
d’achever la quatrième édition de notre académie. Elle est financée en partie
par l’abbaye, où il y a un équipement exceptionnel, car il s’agit d’un vrai
centre de rencontres. Nous avons eu des quatuors français, polonais, un
brésilien, belge. Nous invitons ces quatuors à se produire en première partie
de nos concerts de résidence, et nous les inviterons de nouveau la saison
prochaine pour des concerts.
B. S. : La vie d’un quatuor à cordes suscite une proximité, une
intimité dans les relations entre ses membres. Vous êtes presque tout le temps
ensemble. Comment se passe votre relation à quatre ?
F. C. : C’est en effet parfois très compliqué. Cela se passe
dans chaque quatuor de façon différente. Certains sont amis de longue date, et
il n’y a pas de meilleure manière de devenir ami que de partir ensemble en
vacances. D’autres sont constitués de fratries. Il y a aussi des ensembles qui
se sont formés après leurs études autour d’un projet. Ce qui est notre cas. La
vie est plus facile, parce que ce n’est pas vraiment le rapport humain qui nous
a motivés. Ce qui ne veut pas dire que nous ne nous aimons pas. Nous sommes
copains, et il ne faut pas tenir compte des moments les plus compliqués ni les
plus agréables. Il y a des gens qui sortent parfois très heurtés de nos
répétitions, par notre façon de travailler parce qu’ils ne comprennent pas nos
rapports qui peuvent être assez secs. Quand on se dit les choses de façon
directe et sans ambages, on se porte beaucoup mieux. L’important est
l’honnêteté, et de ce côté-là on ne prend pas de gants. Si l’on ne dit pas ce
que l’on pense, au bout d’un moment, l’accumulation est telle que l’on finit
par exploser. Quelques fois c’est très violent. Mais c’est indispensable. Après
il faut encaisser, il faut être capable et de le dire et de le recevoir.
B. S. : Quand vous travaillez le répertoire, écoutez-vous les
enregistrements d’autres quatuors ?
F. C. : Bien sûr. Par exemple pour les quatuors de Bartók,
nous avons écouté tout ce qui a été fait. Et il y a beaucoup d’enregistrements,
et des excellents. Mais c’est une seule écoute en continu et d’ordre purement informatif.
Sinon cela aboutirait à une mauvaise copie. Il est indispensable de s’informer,
et l’on peut s’en inspirer quelques fois, mais il faut avoir plusieurs sources
d’inspiration.
B. S. : Vous avez travaillé le Livre pour quatuor de Pierre Boulez avec lui. Il l’a d’ailleurs
révisé une ultime fois avec vous. Etait-ce à ses yeux la version
définitive ?
F. C. : Il m’est difficile de répondre… Il avait un rapport
compliqué à cette œuvre-là. En fait, je crois qu’il n’aimait pas tellement son
quatuor. Ce n’est pas qu’il ne l’aimait pas, mais il ne le considérait pas
vraiment comme une pièce à part entière mais plutôt comme une sorte de
témoignage de ce qui se faisait au début des années 1950. Il ne l’a pas terminé,
mais Philippe Manoury est en train de le faire. L’année prochaine, nous créons
cette version complétée. Boulez et Manoury n’en avaient pas parlé ensemble.
Version définitive ?... Je ne pense pas non plus, parce qu’avec lui nous
avons principalement travaillé sur la problématique du tempo pour rendre la
pièce plus jouable. En effet, un problème se pose : la métrique est
tellement compliquée qu’elle est incontrôlable par l’oreille. Pierre Boulez l’a
donc simplifiée, ainsi que le geste, en ajoutant des notes, en rendant des passages
plus faciles qui permettent d’obtenir un tempo soit plus vif soit plus lent. Il
y a aussi des choses dont il nous a expliqué comment il voulait les corriger,
mais il ne l’a pas fait. Le travail n’est donc pas définitif. Mais si quelqu’un
veut le faire, nous avons les clefs que nous sommes seuls à posséder puisque
nous sommes les derniers à avoir reçu ses conseils. Il y d’énormes différences
avec ce qu’il avait fait pour le Quatuor Parisii. Maintenant qu’il n’est plus
là, je pense qu’il n’y aura pas de version plus proche un jour.
B. S. : Quelles sont aujourd’hui les envies du Quatuor ?
F. C. : Considérant notre âge - 21 ans -, nous cherchons à
devenir le plus vite possible nous-mêmes. Il y a plein de choses que nous avons
envie de creuser. Par exemple enrichir notre collection de chez Naïve, avoir
toujours plus de compositeurs à jouer et à enregistrer, développer notre
académie, notre activité de transmission, que Noirlac se pérennise et se
développe, imaginer de nouveaux cycles et les jouer le plus possible, par
exemple le cycle Schönberg-Boulez-Beethoven, Schubert et Bartók, les donner le
plus possible. Notre ADN ce sont les compositeurs vivants que nous adorons, en
trouver de nouveaux. Mais je pense que ce qui va prendre de plus en plus de
place est la transmission…
B. S. : On a aujourd’hui l’impression que la musique dite
« savante » est en train de mourir, avec ces édiles et les grands médias
qui la jugent trop intellectuelle, élitiste… Avez-vous malgré tout le sentiment
que les jeunes sont attirés par le quatuor d’archets ?
F. C. : Il ne faut pas
parler des « jeunes ». Le problème qui se creuse de plus en plus -
mais ce n’est pas un problème politique, plutôt un problème social -, est la
question d’une France de plus en plus inégalitaire. Nous le mesurons quand nous
rencontrons des classes scolaires. Par exemple, nous avons présenté à Tours les
six quatuors de Bartók à des enfants de 8 ans en centre-ville dans une classe à
horaire aménagé. Ils ont été pendant quarante minutes d’une attention
incroyable. Ils ont écouté dans un silence qui permettait d’entendre une mouche
voler. Pour ces enfants-là, c’est gagné. Cette musique les intéresse de toute
évidence. En revanche, nous sommes allés dans des zones rurales, dans des
banlieues, et là c’est la catastrophe. On ne peut rien leur faire passer. Je ne
suis donc pas du tout inquiet… Je suis certain que l’art en général et la
musique « savante » en particulier ne disparaîtront pas. Je le vois
tous les jours, parce qu’il y a des gamins qui sont aujourd’hui extrêmement
éveillés et qui s’intéressent à la culture, au patrimoine, à la création, la
culture classique au sens large, les humanités, le latin, le grec, la poésie,
le théâtre. Et il est certain que ça va continuer. La grande question c’est la
fracture entre la population pour laquelle la culture classique veut dire
quelque chose et la grande majorité pour laquelle cela ne signifie plus rien du
tout, qui n’a pour horizon culturel que des choses épouvantables et pour
horizon politique que les extrêmes, ou le vide. Ce qui fait un peu peur.
L’écart se creuse d’année en année, et c’est d’ailleurs de plus en plus tendu.
Les causes sont plurielles. Ce n’est pas une question d’argent, mais une
question sociale, politique au sens large, comment on se sent considéré quand
on va dans une salle de concert. L’ascenseur social est en panne. Et en matière de musique,
c’est ce que nous vivons actuellement. Le Quatuor Diotima n'est pas inquiet, ni pour nous pour ni pour la musique
classique savante. Nous sommes sûrs qu’elle continuera, les conservatoires sont
pleins…
Recueilli par Bruno Serrou. Paris, lundi 27 mars 2017