Paris. Philharmonie 2/Cité de la Musique. Amphithéâtre et Salle des
concerts. Mercredi 20 janvier et jeudi 21 janvier 2016
La VIIe Biennale du
Quatuor à cordes s’est achevé ce week-end à la Philharmonie de Paris. Mais mercredi
et jeudi dernier, elle battait son plein. Mercredi, le Quatuor Arditti donnait
son second concert de l’édition 2016, cette fois en l’Amphithéâtre.
Harrison Birtwistle (né en 1934) et le Quatuor Arditti. Irvine Arditti et Ashot Sarkissjan (violons), Lucas Fels (violoncelle) et Ralf Ehlers (alto). Photo : (c) Bruno Serrou
Birtwistle et Ligeti par le Quatuor Arditti
Après la
première française lundi du quatrième quatuor à cordes de Philippe Manoury qu’il
a créé en 2013 (voir
http://brunoserrou.blogspot.fr/2016/01/biennale-du-quatuor-cordes-les-quatuors.html),
le Quatuor Arditti a donné mercredi la première audition parisienne, en
présence du compositeur, du
Quatuor à
cordes n° 2 « The Silk House Sequences » (
Les séquences de la maison de soie) de Harrison Birtwistle (né en
1934), le compositeur britannique favori de Pierre Boulez. Cette œuvre en un
seul tenant de plus de vingt-cinq minutes est son premier quatuor à cordes.
Elle évoque à la fois la maison qu’il possède dans le Wiltshire et la succession
d’épisodes qui se présente telle une musique mécanique dont les rouages
sont des ostinatos fluides ou pesants, souvent à deux spirales simultanées. Birtwistle y retrouve l’un de ses préoccupations
fondamentales, le maillage et le mécanisme d’horlogerie musicaux (les séquences
du titre) qui suscitent une grande forme à l’énergie dantesque. Les strates se
résolvent dans la mélodie et dans l’accompagnement ou se détachent dans des
solos d’un intense lyrisme, avant que le mécanisme gigantesque s’interrompe
brutalement de façon quasi arbitraire. Ainsi, tensions, grincements,
frottements, saillies, virtuosité sont-ils continus.
Composé en 1968 pour le Quatuor
LaSalle, le Quatuor à cordes n° 2 de
György Ligeti (1923-2006) se développe sur un peu plus de vingt minutes et compte
cinq mouvements. Davantage que dans le premier quatuor de 1950 encore empreint
de Bartók et de musique populaire hongroise, le second est caractéristique de
l’écriture de Ligeti, avec notamment la micro-polyphonie. Cette dernière conduit
parfois à l’opacité mais elle laisse aussi percer une texture plus aérée et
transparente, tandis que le statisme rythmique des œuvres orchestrales de la
même période s’émancipe dans le quatuor pour susciter une scansion irrégulière engendrant
des pulsations agressives, voire brutales.
Le Quatuor Arditti a donné de ces
deux partitions des lectures incisives et vives, Irvine Arditti donnant
l’impulsion avec une fermeté qui trahit son caractère volontaire et sa primauté
décisionnaire sur l’ensemble (constitué en outre du violoniste Ashot
Sarkissjan, de l’altiste Ralf Ehlers et du violoncelliste Lucas Fels), la
sécheresse de son archet et ses gestes cassants tarissant l’œuvre de Ligeti, tandis
que violoncelle et alto constituent indubitablement l’assise expressive et
chantante du quatuor.
Quatuor Borodine (Ruben Aharonian et Sergueï Lomosky (violons), Igor Neidin (alto) et Vladimir Balshin (violoncelle)). Au centre, Florent Héau (clarinette). Photo : (c) Bruno Serrou
Mozart, Chostakovitch et Brahms par le Quatuor Bordine et Yuri Bashmet
Le second concert de mercredi a
été le cadre du soixante-dixième anniversaire de la fondation du célèbre
Quatuor Borodine. Fondé à Moscou en 1945 autour de l’altiste Rudolph Barshaï,
de sa femme Nina (second violon) et du violoniste Rostislav Dubinsky, autour de
Mstislav Rostropovitch, qui est remplacé après quelques semaines sur ses
propres recommandations par le violoncelliste Valentin Berlinsky (1), le
Quatuor Borodine, qui a adopté le nom de ce membre du Groupe des Cinq russe en
1955, est le plus grand quatuor d’archets de Russie, au côté du Quatuor
Beethoven, dont ils sont les successeurs. Très vite, les Borodine se plaisent à
se produire avec les plus grands solistes, parmi lesquels Sviatoslav Richter,
qui les invitera souvent à participer à son festival de la Grange de Meslay en
Touraine, Emil Gilels, David Oïstrakh, Elisso Virsaladze et, bien sûr, Mstislav
Rostropovitch. Plusieurs titulaires se sont succédé à chacun des quatre pupitres,
entre 1945 et 2011, Berlinsky étant le dernier des « anciens » à
avoir quitté la formation, en 2007, quelques mois avant sa mort en 2008. Mais
le Quatuor Borodine d’aujourd’hui n’usurpe absolument pas son nom. D’abord du
fait que le premier violon Ruben Aharonian et l’altiste Igor Neidin occupent
ces mêmes postes depuis vingt ans, tandis que le violoncelliste Vladimir
Balshin a succédé à son professeur Valentin Berlinsky, qui l’a lui-même
installé à ce pupitre, le second violon, Sergueï Lomosky, étant arrivé pour sa
part en 2011.
Mais si les quatre hommes sont
les dignes héritiers de la formation d’origine, c’est surtout par les
sonorités, le jeu parfaitement maîtrisé, la fusion des timbres, la virtuosité
naturelle de leurs doigts, les attaques au cordeau de leurs archets, le chant
rutilant qui émane de leurs instruments, l’entente fusionnelle des quatre
musiciens qui semblent n’en former qu’un seul mais doué de plusieurs voix. Pérennisant
l’esprit de leurs aînés, les Borodine ont invité deux partenaires à partager
leur soirée-anniversaire, le clarinettiste français Florent Héau qu’ils
découvraient pour l’occasion, et leur compatriote, l’altiste Yuri Bashmet, avec
qui ils se produisent régulièrement, d'autant qu'Igor Neidin est un ancien membre des Solistes de Moscou fondé par Bashmet. Ce qui caractérise les Borodine dès les
premières mesures jouées est la somptuosité du son, l’assurance technique, la
virtuosité maîtrisée, la simplicité du jeu, l’extraordinaire entente entre les
quatre musiciens fruits d’une longue et fructueuse communauté de travail en
amont. Tout leur va bien, Mozart comme Chostakovitch, en passant par Brahms. Le
Quintette pour clarinette et cordes en la
majeur KV. 581 où Mozart célèbre la fraternité maçonnique (trois dièses à
la clef), première œuvre de l’histoire à associer la clarinette au quatuor à
cordes, formation qui allait connaître une fructueuse descendance avec les
pages admirables de Weber, Brahms, Reger… Malgré les circonstances douloureuses
de sa genèse (Mozart était isolé et en pleine dépression, notamment en raison
de sérieux problèmes financiers), il s’agit d’une œuvre radieuse, tendre et d’une
chaleureuse humanité. Bien que remplaçant quasi au pied levé le Britannique
Michael Collins, Florent Héau s’est parfaitement intégré aux Borodine, participant
avec panache et sans se mettre en avant à l’humaine cordialité de cette musique
avenante et délicate.
Quatuor Borodine, Ruben Aharonian et Sergueï Lomosky (violons), Igor Neidin (alto) et Vladimir Balshin (violoncelle). Photo : (c) Bruno Serrou
Dans Le Quatuor d’une Vie (1), Valentin Berlinsky rappelle que, officiellement
dédié « à la mémoire des victimes
du fascisme et de la guerre », le Quatuor
à cordes n° 8 en ut mineur op. 110 de Dimitri Chostakovitch est en fait la
première auto-épitaphe du compositeur, comme le révèle le thème principal de l’œuvre
qui se fonde sur les notes D. Es. C. H., c’est-à-dire les initiales de Dimitri
Chostakovitch (D. SCH., ré-mi bémol-do-si en allemand), exposé d’entrée par le
violoncelle. En outre, affirmait le compositeur, « j’y ai utilisé certains
thèmes de mes autres œuvres et la chant dédié aux victimes de la Révolution d’Octobre
Tourmenté d’une lourde servitude. Mes
thèmes sont les suivants : Première
Symphonie, Huitième Symphonie, un
thème juif du Trio n° 2, Concerto pour violoncelle, Lady Macbeth. On y trouve aussi des
allusions à Wagner (marche funèbre du Crépuscule
des dieux) et Tchaïkovski (le second thème du premier mouvement de la Sixième Symphonie). Ah oui, et j’ai
également employé ma Dixième Symphonie.
Pas mal, comme hachis ! ». Dense et finement dosée dans les
extrémités du spectre des intensités des nuances, du pianississimo au fortississimo,
l’interprétation du Quatuor Borodine s’est avérée parfaitement idiomatique, l’esprit
des fondateurs du quatuor d’archets étant extraordinairement pérenne, comme si
les conseils de Chostakovitch imprégnaient encore les partitions utilisées par
les musiciens et la transmission entre les aînés et leurs successeurs était
restée permanente, malgré l’évidente maturation des œuvres par l’actuelle
formation, qui en a donné une lecture d’une intensité assumée.
Yur Bashmet (alto) entouré par le Quatuor Borodine. Photo : (c) Bruno Serrou
Le Quintette à deux altos n° 2 en sol majeur op. 111 est du Johannes
Brahms de la maturité. Le compositeur y atteint une maîtrise suprême qui
confine la musique de chambre (ce devait être sa dernière pièce du genre, mais
sa future rencontre avec un virtuose de la clarinette devait en décider autrement)
au domaine de la symphonie, même si le premier alto se détache du groupe. D’une
énergie bouillonnante, jusque dans le court Adagio
aux luxuriantes mélodies aux contours alla
ungarese qui donne la part belle aux deux altos (assis côte à côte, entre
le second violon et le violoncelle), suivi du Scherzo mêlant rythmes hongrois et de valse mélancolique, la valse
emportant le finale, défait de tout hungarisme, dans un tourbillon de joie
solaire qui conduit à une czardas effrénée. Yuri Bashmet, partenaire de longue
date des Borodine, s’est joint à eux mercredi pour la toute première fois dans
cette œuvre. Il a fait fi de sa virtuosité de soliste pour se fondre au groupe
comme s’il s’était agi d’un quintette à cordes constitué depuis longtemps.
Devant l’insistance du nombreux public venu les écouter, les cinq musiciens ont
repris le Scherzo avec un enthousiaste
tel qu’une corde de l’alto de Bashmet s’est soudainement détendue, ce qui a engendré
une reprise à l’endroit-même de la partition où l’incident s’était produit.
Quatuor Hugo Wolf. Thomas Selditz (alto), Sebastian Gürtler et Régis Bringolf (violons), Florian Berner (violoncelle). Photo : (c) Bruno Serrou
Schubert et Staub par le Quatuor Hugo Wolf et Pascal Gallois
Malgré sa notoriété moindre, le
jeune Quatuor Hugo Wolf a réussi à faire le plein de l’Amphithéâtre de la
Philharmonie 2, beaucoup moins spacieuse il est vrai que la Grande Salle. Cet
ensemble autrichien formé à l’aune de musiciens prestigieux, ceux du Quatuor
Alban Berg, de membres du Quatuor Amadeus et le premier violon du Quatuor
LaSalle, Walter Levin, a remporté en 1995 le Concours de Crémone et, en 1999,
le Prix européen de Musique de chambre ainsi que le Prix spécial de l’Orchestre
Philharmonique de Vienne. Ce n’est pas à la musique de leur patron autrichien,
Hugo Wolf, mais à deux de ses compatriotes, l’aîné Franz Schubert et notre
contemporain, Johannes Maria Staud (né en 1974), que leur programme de jeudi
était consacré. Œuvre sublime dont l’Andante
reprend le thème du lied Der Tod und das
Mädchen sur un poème de Matthias Claudius antérieur de sept ans, le Quatuor à cordes n° 14 en ré mineur « la
Jeune fille et la Mort » D. 810 de Schubert a donné lieu à une
interprétation ardente mais un peu trop vigoureuse où se sont imposés l’alto
tenu par Thomas Selditz et, surtout, le violoncelle de Florian Berner, tandis
que le premier violon Sebatian Gürtler est apparu un tantinet aigre et
décharné. A noter la disposition particulière des instruments, les deux violons
se faisant face, le violoncelle à côté du premier violon et l’alto à sa gauche.
Pascal Gallois (au centre) entouré du Quatuor Hugo Wolf. Photo : (c) Bruno Serrou
Les quatre archets autrichiens ont été rejoints par le bassoniste français
Pascal Gallois pour une œuvre à lui dédiée, K’in
de Johannes Maria Staub. Donné en création française, le quintette K’in, composé en 2012-2013, est une œuvre
solaire de douze minutes, conformément à son titre, qui est le nom de l’astre
du jour en langue maya. Cette partition légère, insouciante et souriante,
écrite au moment où des oiseaux de mauvais augure attendaient la fin du monde
prévue dans la nuit du 21 au 22 décembre 2012, oppose le basson à un quatuor
désaccordé mais aux sonorités compactes. Le compositeur quadragénaire exploite
toutes les aptitudes de Gallois, qui use comme personne de la respiration
continue qu’il a travaillée avec Luciano Berio lorsque ce dernier élaborait
avec lui sa Sequenza XII (1995) et de l’humour primesautier propre
au bassoniste qu’il exploite dans sa lutte avec les instruments à cordes
sonnant bizarrement, mais aussi de sa virtuosité et de son oreille à toute
épreuve.
Bruno Serrou
1) A lire, l’excellent livre de
Maria Matalaev, petite-fille de Valentin Berlinsky, qui réunit sous le titre Le Quatuor d’une Vie, les souvenirs du
violoncelliste à travers carnets, conversations avec Vera Telitskaya et
archives personnelles, paru en février 2015 aux Editions Aedam Musicae (304
pages, 25€)