Paris, Théâtre des Champs-Elysées, dimanche
25 mai 2014
Gioacchino Rossini (1792-1868), Tancredi. Patrizia Ciofi (Amenaide), Marie-Nicole Lemieux (Tancredi). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées
L’an
1813 marque pour Gioacchino Rossini, qui était alors dans sa vingt-et-unième
année, les grands débuts de sa renommée internationale. Il signe en effet cette
année-là rien moins que trois ouvrages qui s’imposent dès leur création comme
des références dans leurs genres respectifs, la farce pour Il signor Bruschino ossia Il
figlio per azzardo (Bruschino ou Le
fils par hasard), le drame « joyeux » avec l’Italiana in Algeri (l’Italienne
à Alger), et le mélodrame héroïque ou opera
seria dans Tancredi (Tancrède). Ce dernier, créé à La Fenice
de Venise le 6 février 1813 au moment du Carnaval, dix jours après Bruschino et trois mois et demi avant l’Italienne dans deux autres théâtres de
la cité des doges, marque un tournant dans la carrière du « cygne de Pesaro ».
Rossini abandonne en effet le récitatif traditionnel toujours secco de l’opera seria pour se
tourner vers la déclamation lyrique et les scènes d’ensemble, se détournant
ainsi des longues arie introspectives
de solistes, suscitant une véritable révolution dans le monde de l’opéra
italien qui acquiert de ce fait un tour plus dramatique. Avec ses allusions aux
invasions napoléoniennes, cet ouvrage allait très vite faire les beaux soirs des
théâtres lyriques d’Europe, Londres le programmant en 1820 à Covent Garden,
Paris en 1822 au Théâtre Italien, puis de ceux des Etats-Unis, atteignant New
York dès 1825… En France, l’on se souvient de la production d’Aix-en-Provence
en 1981 avec Marilyn Horne et Katia Ricciarelli, un an après l’irrésistible Sémiramis avec la même Marilyn Horne
face à Montserrat Caballé. Tancredi est
surtout célèbre aujourd’hui par sa cavatine d’entrée de Tancrède Di tanti palpiti (acte I, scène 5) connue aussi sous le nom d’aria de'
rizzi du fait que Rossini l’aurait composée dans
une auberge tandis qu’il attendait que son riz soit cuit…
Gioacchino Rossini (1792-1868), Tancredi. Christian Helmer (Orbazzano), Antonino Siragusa (Argirio), Patrizia Ciofi (Amenaide), Josè Maria Lo Monaco (Isaura). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées
Adaptée par Gaetano Rossi de la tragédie éponyme en cinq actes versifiée
que Voltaire dédia en 1760 à Madame de Pompadour, l’action de l’opéra de
Rossini se situe au début du XIe siècle à Syracuse, durant l’invasion
sarrasine conduite par un certain Solamir. Tancrède est banni de la cité demeurée
indépendante, mais Amenaide, fille du roi Argirio, l’aime et lui envoie une
lettre où elle lui demande de revenir sous un déguisement. La lettre, qui ne
porte pas le nom de son destinataire, est interceptée par Orbazzano, rival d’Argirio
qui lui a promis la main de sa fille en guise de réconciliation. Bien qu’il n’ait
pas reçu la missive, Tancrède retourne à Syracuse sous les traits d’un
chevalier, alors que les noces de celle qui l’aime en secret se préparent. A sa
vue, Amenaide déclare ne pas vouloir épouser Orbazzano, qui, furieux, révèle l’existence
de la lettre qu’il prétend adressée au chef des Sarrazins. Amenaide se refuse à
révéler le nom du véritable destinataire, craignant pour la vie de Tancrède. Accusée
de haute trahison, elle est condamnée à mort et jetée en prison. Mais son père
hésite à signer la peine de mort qu’Orbazzano lui réclame. Quoique convaincu de
la culpabilité d’Amenaide, Tancrède défend l’honneur de la jeune femme en
provoquant Orbazzano en duel. Amenaide apprend bientôt la mort de ce dernier et
la victoire de Tancrède, qu’elle ne parvient cependant pas à convaincre de son
innocence. Le chevalier décide de se rendre au pied de l’Etna où sont
regroupées les troupes sarrasines. Victorieux mais blessé, il rentre à Syracuse
agonisant. Avant qu’il ne meure, Argirio lui apprend que le billet d’Amenaide
lui était en fait destiné. Dans un dernier souffle, le héros chrétien pardonne
à celle qui l’aimait…
Gioacchino Rossini (1792-1868), Tancredi. Josè Maria Lo Monaco (Isaura), Patrizia Ciofi (Amenaide), Marie-Nicole Lemieux (Tancredi), Antonino Siragusa (Argirio). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées
Si le titre de l’opéra met en exergue le héros chrétien, rôle travesti
que Rossini a confié à une voix de mezzo-soprano, le personnage principal de Tancredi est en fait Amenaide, la fille
du roi de Syracuse Argirio. A noter que deux alternatives s’offrent pour le
finale de l’œuvre, l’une optimiste, celle de la création, l’autre tragique que
Rossini réalisa la même année pour une production à Ferrare. C’est cette
dernière qu’a retenue le Théâtre des Champs-Elysées, qui a programmé l’ouvrage
dans son intégrité.
Gioacchino Rossini (1792-1868), Tancredi. Marie-Nicole Lemieux (Trancredi), Patrizia Ciofi (Amenaide), Christian Helmer (Orbazzano). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées
Pour donner à l’œuvre une résonance contemporaine, le metteur en scène Jacques Osinski transpose évidemment l’intrigue dans
le monde contemporain au cœur de débats politico-diplomatiques abscons dans une
scénographie actuelle conçue par Christophe Ouvrard autour de parois mobiles
transformant le plateau au fil du drame en antichambre, bureau d’apparat, salle d’interrogatoire
avec vitre sans teint, etc. Après un premier acte contraint et statique, les
protagonistes étant confinés dans un sinistre décor grisaille et des costumes trop
ajustés, le spectacle prend son véritable essor au second acte. En effet,
pendant les soixante-dix premières minutes, tout paraît engoncé. Dirigé avec minutie
par un Enrique Mazzola stratifié par les approximations des bois et des cuivres
de l’Orchestre Philharmonique de Radio France qui s’exprime dans la fosse, Patricia
Ciofi (Amenaide) et Marie-Nicole Lemieux (Tancrède), affublée d’une barbe particulièrement
seyante, semblent errer sur le plateau, ne parvenant pas à se libérer pour donner chair à
leurs personnages respectifs, tandis qu’Antonino Siragusa (Argirio) crie et
sature ses cordes vocales et les oreilles du public.
Gioacchino Rossini (1792-1868), Tancredi. Patrizia Ciofi (Amenaide), Antonino Siragusa (Argirio). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées
Tout autre est la seconde partie. Malgré ses vingt minutes de plus que l’acte
initial, le temps s’y écoule sans que l’on y prenne garde, comme si le
spectacle passait sur une autre dimension. Electrisé par la direction soudain
ample, onirique et la musicalité raffinée de Mazzola, le Philharmonique se
libère, soutenant les chanteurs avec allant, participant à l’action
comme un protagoniste à part entière. Marie-Nicole Lemieux joue des vocalises
avec une aisance inouïe, du plus profond de son registre jusqu’au plus aigu, la
voix magnifiée par une projection éblouissante, la mezzo-soprano canadienne retrouvant
les abysses d’une Marilyn Horne dans ce même rôle, donnant à sa grande scène fort
attendue une vigueur extraordinaire, tandis que sa mort est un moment d’émotion
pure.
Gioacchino Rossini (1792-1868), Tancredi. Patrizia Ciofi (Amenaide), Marie-Nicole Lemieux (Trancredi). Photo : (c) Vincent Pontet/WikiSpectacle - Théâtre des Champs-Elysées
Plus impressionnante encore car omniprésente, Patrizia Ciofi éblouit, campant
une Amenaide bouleversante d’intensité et de vocalité. Sa scène du cachot, son
grand air du tournoi sont proprement stupéfiants. En outre, la voix souple au
timbre de braise de la soprano italienne se fond remarquablement dans celle de Lemieux,
ce qui engendre des duos d’une intensité expressive saisissante. Antonino
Siragusa est moins criard et contraint que dans le premier acte mais le timbre est ingrat. Josè Maria Lo Monaco est une Isaura généreuse mais un peu rustre. Christian Helmer (Orbazzano) et Sarah Tynan (Roggiero)
complètent sans panache cette distribution, tandis que le chœur d’hommes du
Théâtre des Champs-Elysées dirigé par Alexandre Piquion s’avère excellent.
Bruno Serrou