Paris, Salle Pleyel, dimanche 16, lundi 17
et mardi 18 février 2014
Valery Gergiev. Photo : Veronique Lentieul, DR
Le Mariinsky, ex-Kirov, a été le cadre de la
création des deux opéras de Dimitri Chostakovitch. L’orchestre de ce théâtre
est de ce fait l’un des plus légitimement appropriés à jouer la musique du plus
célèbre des compositeurs russes du XXe siècle aux côtés d’Igor
Stravinski, Serge Prokofiev et Serge Rachmaninov. Même si ce n’est pas lui mais
son proche voisin, l’Orchestre Philharmonique de Saint-Pétersbourg,
ex-Leningrad, qui a créé plusieurs symphonies du compositeur sous la direction
de son légendaire directeur musical, Evgueni Mravinski...
Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Marinsky. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
C’est devant des salles légèrement plus clairsemées
que lors des deux premières vagues de trois jours, du moins les deux premiers soirs, que s’est terminée la série de neuf concerts
présentant en un an la totalité des symphonies et concertos de Dimitri
Chostakovitch (1906-1975) par l’Orchestre du Théâtre Mariinsky de
Saint-Pétersbourg dirigé par son directeur général Valery Gergiev (voir
http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/01/valeri-gergiev-et-lorchestre-du-theatre.html
et
http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/12/la-deuxieme-vague-de-lintegrale-des.html).
Il faut dire que la période était moins favorable, ces trois concerts
concordant avec le début des vacances d’hiver pour les Parisiens, mais ce n’est
apparemment pas la seule raison, puisque celui de mardi était
archi-comble, le grand public ayant été assurément attiré par la présence à l’affiche
du violoniste Vadim Repin.
Valery Gergiev. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
Mais avant d’évoquer ces concerts, je tiens une fois
encore à manifester mon agacement devant l’incapacité du public
parisien à se concentrer sur l’écoute des œuvres qui lui sont proposées,
surtout dans les moments les plus intimistes, ne craignant pas de rompre
l’enchantement des mesures finales d’une œuvre concluant le concert entier
annihilé de ce fait par des grattements de gorge bruyants, des toux
non-contenues tandis que l’orchestre s’éteint dans de célestes pianississimi, ou encore des
applaudissements intempestifs heureusement vite réfrénés par les voisins tandis
que le chef maintient ses bras loin du corps pour imposer le silence à la fin
de la Huitième Symphonie…
Cette troisième vague de l’intégrale Chostakovitch
aura permis d’écouter les deux concertos pour violon et les deux symphonies les
plus populaires du compositeur russe, les Septième
et Huitième, deux « symphonies
de guerre ».
Concerto
n° 2 pour violon et orchestre, Symphonie n° 7 « Leningrad »
Alena Baeva. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
Le premier concert s’est ouvert sur le Concerto n° 2 pour violon et orchestre en
ut dièse mineur op. 129, créé à Moscou
le 29 octobre 1967 par David Oïstrakh, à qui il est dédié à l’instar du premier,
beaucoup plus célèbre car plus virtuose que son cadet. Le ton narratif du Moderato initial de ce second concerto a
auguré du climat de l’ensemble des trois concerts, durant lesquels Gergiev aura
conté une véritable épopée en six volets, chacune des œuvres ayant été déployée
en une seule entité, les pauses entre les mouvements étant réduites au minimum,
voire carrément effacées. Moins exigeant côté technique que le premier, le
second concerto n’en est que plus expressif et varié quant au fond, avec la
mélodie au chromatisme épanoui du mouvement liminaire aux brèves saillies d’adrénaline,
la chaude nostalgie de l’Adagio où le violon dialogue à la fin avec le cor solo
aux nobles élans, et un finale primesautier où l’agressivité sonore propre au
compositeur fait une courte apparition. Jouant avec partition, la violoniste
russe de 29 ans originaire du Kazakhstan vivant à Luxembourg Alena Baeva a
donné de son magnifique Stradivarius aux sonorités brillantes et charnelles une
interprétation lumineuse et d’une musicalité extrême, chantant à plein poumon avec
les solistes de l’orchestre dont le merveilleux cor solo au son droit et
onctueux qui reste anonyme parmi les six dont les noms figurent globalement dans
le programme de salle.
Deux des six membres de la section des cors de l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Veronique Lentieul, DR
En écho au concerto le moins célèbre de
Chostakovitch, c’est la symphonie la plus populaire qui était programmée, la Septième en ut majeur op. 60 « Leningrad »,
qui doit sans doute son renom au succès fulgurant qu’elle connut aux
Etats-Unis, où elle a été donnée pour la première fois le 19 juillet 1942 sous
la direction d’Arturo Toscanini et diffusée en direct sur les ondes de la NBC.
Conçue en juillet 1941 sous forme de poème symphonique, achevée pendant le
siège par l’armée allemande de la ville de Leningrad, où vivait Chostakovitch
et où l’activité culturelle continuait à s’épanouir malgré les bombes et la
famine, constituant ainsi un support moral aux habitants. C’est ainsi que cette
partition la plus longue de Chostakovitch, avec une durée de plus d’une heure
vingt, prit la dimension de symbole de la résistance soviétique contre le
nazisme. L’Allegretto initial est d’ailleurs
la traduction sonore d’une invasion guerrière avec ce rythme de marche qui
broie tout sur son passage, y compris le thème initial qui semble carrément
passer au laminoir. Pourtant, dans ses Mémoires,
le compositeur précise que l’œuvre ne serait pas dédiée au Leningrad de la
guerre mai à celui des purges staliniennes qui ont précédé. Plus badin, le
deuxième mouvement marque une pause au milieu de la tempête, avec son caractère
lyrique et suave, et ses nombreux solos instrumentaux qui semblent se délecter
d’une polyphonie sautillante, d’où sourd des relents de bataille avec quelques
fanfares belliqueuses. Ouvert sur un choral qui fait songer à Bach et à
Stravinski, l’Adagio est une sorte de
prière plus ou moins laconique entrecoupée de menaces de l’envahisseur jusqu’au
retour vers la sérénité qui débouche sur le choral du début. Ouvert sur un thème
hésitant ébauché aux cordes, le finale a d’abord le caractère sombre d’une
marche funèbre qui ramène au climat du premier mouvement, qui conduit à l’apothéose
triomphale qui aura longtemps hésité à s’imposer. Valery Gergiev tend cette œuvre
tel un arc, construisant ses crescendo de façon magistrale, du pianissimo quasi
inaudible au fortissimo le plus terrifiant, assuré que son orchestre tiendra
quoi qu’il arrive, sans faillir, du son le plus ténu jusqu’au plus puissant.
Côté cuivres, il a choisi les instrumentistes capable de ne pas vibrer, pour
projeter des sons droits que les musiciens occidentaux les plus aguerris sont
seuls capable de produire.
Symphonies
n° 8 et n° 12 « Année 1917 »
Valery Gergiev et l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
La
Huitième Symphonie de Chostakovitch,
conçue durant l’été 1943, est elle aussi le fruit de l’un des moments les plus
sombres de l’Histoire, celui de l’année-charnière de la Seconde Guerre mondiale
qui marqua le début de la fin de l’Allemagne nazie. Il s’agit donc, comme la
Septième, d’une symphonie de guerre, une
partition majeure du compositeur russe alors sous le choc de la bataille de
Stalingrad que venaient de remporter les troupes soviétiques. L’œuvre est
construite en cinq mouvements déployés sur un peu plus d’une heure, les trois
derniers formant un cycle indivis ouvert sur une marche infernale qui évoque
clairement une trouée de chars et de fantassins conduisant à une flambée de
violence terrifiante, plus impressionnante encore que toutes celles qui ponctuent
la partition entière, notamment dans l’
Allegro
du mouvement initial. Le tout a été rendu avec une
précision extraordinaire par la direction fluide de Valery Gergiev suivie avec
maestria par des pupitres de l’Orchestre du Théâtre Mariinsky d’une grande
cohésion, trouvant sans forcer notamment dans l’admirable scène de bataille les
couleurs dramatiques tenant de l’épopée de tout un peuple, jouées avec un
mordant et une conviction plus fruste et moins luxuriante que les musiciens de
l’Orchestre de Cleveland dirigés par Franz Welser-Möst le 12 novembre dernier
dans cette même Salle Pleyel (voir
http://brunoserrou.blogspot.fr/2013/11/luxuriante-8e-symphonie-de.html).
Les deux principaux percussionnistes de l'Orchestre du Théâtre Mariinsky. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
Avec le Mariinsky et Gergiev, l’on a retrouvé cette force brute, cette acidité
rêche, cette sauvagerie barbare, cette rusticité que savent si naturellement
restituer les orchestres russes, notamment côté cuivres, avec ces sons vibrés
absents la veille, et qui restent profondément ancrés dans les orchestres
russes, malgré l’évolution considérable du parc instrumental, et qui excellent
dans les pianissimi et dans les
nombreux soli que compte la partition
joués avec une précision et une délicatesse dignes des meilleures phalanges
américaines.
A l’instar des Deuxième,
Troisième et Neuvième, la Symphonie n° 12
en ré mineur op. 112, qui précédait
la Symphonie n° 8 ce lundi 17 février,
est l’un des maillons faibles du cursus de quinze partitions du genre laissées
par Chostakovitch. Homogénéité et puissance (excessive) de l’orchestre, qui a
effectué un remarquable sans-faute, ont néanmoins réussi à maintenir plus ou moins l’intérêt
durant le long le déploiement de cette œuvre composée en 1961 et dédiée à la mémoire de Lénine dans laquelle
Chostakovitch semble célébrer de façon contrainte la deuxième révolution russe,
celle de l’« Année 1917 ».
Concerto
pour violon et orchestre n° 1, Symphonie n° 11 « L’année 1905 »
Vadim Repin. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
Le cycle Chostakovitch par Gergiev s’est finalement conclu sur deux oeuvres créées à deux ans d’intervalle, dans la seconde moitié des années cinquante. Rêche
et acide, le Concerto pour violon et
orchestre n° 1 en la mineur op. 77/99 de Dimitri Chostakovitch a été composé
en 1947-1948 en quatre mouvements aux titres évocateurs (Nocturne, Scherzo, Passacaille, Burlesque). Il s’agit de la plus longues des œuvres concertantes de
Chostakovitch. Elle ne devait être créée que sept ans après son achèvement, le
29 octobre 1955, par David Oïstrakh, son commanditaire, et l’Orchestre
Philharmonique de Leningrad dirigés par Evgueni Mravinski. Dans l’intervalle,
Chostakovitch, visé par la vindicte du censeur Andreï Jdanov, avait dû mettre
son concerto dans un tiroir pour répondre à des commandes instantes émanant du
gouvernement soviétique. Dans cette œuvre très personnelle, seul le mouvement
initial chante, les trois autres étant plus saccadés et tortueux, à commencer
par le Scherzo que David Oïstrakh
disait « maléfique, démoniaque et épineux ». L’ample Passacaille a l’ambiguïté d’une
méditation au tour pompeux qui se conclut sur une imposante cadence débouchant
sur une joyeuse fête populaire d’un entrain irrésistible qui reprend
indistinctement le thème de la passacaille. La partie soliste, d’une virtuosité
époustouflante voire suffocante tel une course vers l’abîme, a été tenue par
Vadim Repin, qui, malgré ses indéniables qualités, n’a pas toujours maîtrisé
les difficultés techniques, jouant souvent sous la note, comme si Chostakovitch
avait pour habitude d’utiliser le micro-intervalle, surtout dans le Nocturne initial, tandis que les trois
mouvements vifs s’enchaînant qui suivent sont apparus raides et sans couleurs.
Assurément conscients de ses défaillances, et devant l’insistance du public qui
réclamait un bis, Repin, avec le soutien de Gergiev, qui, avec l’infaillible participation de son orchestre, l’a enveloppé de timbres triomphants sans jamais couvrir son
soliste, reprit la fin de la cadence pour filer une seconde fois le Burlesque (Allegro con brio) final, dont
il a offert une interprétation plus libérée mais toujours contrainte, qui
conduit à s’interroger sur le devenir de cet artiste de grand talent.
Orchestre du Théâtre Mariinsky, la section des trompettes. Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
Ecrite
pour le quarantième anniversaire de la Révolution d’Octobre mais commémorant la
première révolution ouvrière russe, avortée, de 1905, créée à Moscou le 30 octobre
1957, la Onzième Symphonie en sol mineur « L’année 1905 »
de Chostakovitch est en fait un poème symphonique d’une heure en quatre mouvements
(les deux derniers s’enchaînant brutalement), chacun étant doté d’un sous-titre
glorifiant la révolution en faveur d’un régime qui aura brisé toute résistance.
Pour mieux en souligner l’objet, le compositeur utilise quantité de chants
populaires et révolutionnaires auxquels il associe deux citations de ses
propres œuvres et un passage d’une opérette de son élève Georgy Sviridov, les Petites Flammes. La symphonie émane d'un unique matériau, âpre, d’une raideur si singulière qu’elle en devient un implacable
monolithe d’une sècheresse heureusement inégalée dans la création du
compositeur soviétique, ce qui en fait la partition la moins convaincante de
son auteur tant ses contours tiennent de la propagande la plus débridée. Pour
évoquer les massacres de 1905 à Saint-Pétersbourg de manifestants pacifiques
par les troupes tsaristes, particulièrement dans l’Allegro (« le 9
janvier »), événement précurseur de la Révolution de 1917 déjà chanté
par le Tchèque Leoš Janáček dans
sa Sonate pour piano, le compositeur russe
fait appel à un orchestre conséquent pour chanter la puissance d’un peuple en
marche et la violence de la répression. Ce qui a valu à Chostakovitch son
retour en grâce auprès des autorités soviétiques, qui lui ont attribué le Prix
Lénine 1958.
Photo : (c) Véronique Lentieul, DR
Emportant
l’œuvre avec une vivacité extrême, tout en sollicitant des couleurs brûlantes
et étincelantes, Valery Gergiev a judicieusement amenuisé son côté
musique de propagande, s’attardant pour magnifier les moments où le compositeur
se laisse aller à son souffle naturel, donnant ainsi une densité implacable au climat
d’anxiété excessif dont le pathos dégoulinant submerge la partition entière.
Ample, vigoureuse, gommant les aspects pompeux et bruts de fonderie de
l’écriture et du matériau de Chostakovitch, la vision de Gergiev est
parfaitement servie par l'Orchestre du Théâtre Mariinsky, qui répond avec ferveur
aux sollicitations de son directeur musical, s’avérant précis et onctueux, ce
qui tend à donner à cette messe de gloire à la révolution soviétique une
tournure dramatique insoupçonnée.
Bruno Serrou