lundi 24 décembre 2012

Croquefer et l’Île de Tulipatan, deux désopilants opéras-bouffes d’Offenbach repris par Les Brigands au Théâtre de l’Athénée en ces fêtes de fin d’année



Paris, Athénée Théâtre Louis Jouvet, jeudi 20 décembre 2012


Croquefer, ou le dernier des paladins. De gauche à droite : Emmanuelle Goizé (Boutefeu), Flannan Obé (Croquefer), Olivier Hernandez (Ramasse-ta-tête), Lara Naumann (Fleur-de-soufre) et Loïc Boissier (Mousse-à-mort). Photo : (c) Claire Besse


Cette année encore, la Compagnie Les Brigands n’a pas manqué son rendez-vous parisien de fin d’année, attirant à l’Athénée Théâtre Louis Jouvet une foule d’amateurs épris d’ouvrages rares et de joyeuses études de mœurs musicales. C’est en effet un spectacle particulièrement festif comme de coutume à pareille époque que propose la Compagnie Les Brigands. Cette fois, elle retrouve son compositeur favori, Jacques Offenbach, dont elle exhume deux petits ouvrages qui ont fait le bonheur du Second Empire et la gloire du « Petit Mozart des Champs-Elysées ». 


Jean-Philippe Salério a porté de fait son dévolu sur deux opéras-bouffes en un acte et neuf numéros composés à onze ans de distance pour le même Théâtre des Bouffes Parisiens qui sont autant d’études de mœurs de tous les temps. Jouant de miroirs conçus par le décorateur Thibaut Fack, le metteur en scène réalise un spectacle leste et drôle mais sans vulgarité, fait si rare aujourd’hui qu’il convient de le souligner.


Croquefer, ou le dernier des paladins. Lara Naumann (Fleur-de-soufre) et Oliver Hernandez (Ramasse-ta-tête). Photo : (c) Claire Besse


La soirée s’ouvre sur Croquefer, ou le dernier des paladins sur un livret d’Adolphe Jaime et Etienne Tréfeu créé le 12 février 1857. Dans ce délire médiéval qui a pour cadre la plateforme d’un château-fort à Charenton (célèbre de 1641 à 1973 pour son asile psychiatrique, désormais sur le territoire de la commune de Saint-Maurice sous le nom d’hôpital Esquirol) où guerroient un chevalier incomplet, un paladin sans morale, un gentilhomme prénommé Ramasse-ta-tête et une infortunée princesse qui « pince du luth comme Paganini et se résigne à devenir assassin », les auteurs défient la censure qui interdisait les pièces chantées par plus de quatre personnages hors des maisons d’opéra, en rendant de l’un d’eux muet, suite à des supplices de sarrasins. Dans le duo « Comment c’est vous, un gentilhomme », Offenbach moque l’Opéra de Paris, citant Meyerbeer, Donizetti et Halévy. Façon fabliau médiéval, Offenbach raille les comportements humains à travers le conflit de deux hobereaux qui lui permet de se gausser de la rudesse des mentalités du moyen-âge qui perdurent encore, des ravages du port des armes sur les corps, du courage et de son contraire, la lâcheté. 


L'Ile de Tulipatan. Flonnan Obé (Hermosa) et François Rougier (Romboïdal). Photo : (c) Claire Besse



Sur un livret d’Henri Chivot et Alfred Duru, créé le 30 septembre 1868, L’île de Tulipatan est des plus actuels. Cette comédie de quiproquos à cinq personnages se déroulant dans un isolement total - à 25 000 km de Nanterre et 473 ans avant l’invention du crachoir, sous le règne de Cacatois XXII -, permet en effet d’explorer sans retenue la confusion des genres et la revanche de la nature sur les éducations manquées, le féminin l’emportant haut-la-main sur le masculin : le roi souhaite devenir père d’un garçon pour assurer sa descendance. Pendant qu’il guerroie, son épouse met au monde une fille, qu’elle fait passer pour un fils prénommé Alexis, afin de sauver la monarchie. De son côté, Théodorine, l’épouse du grand sénéchal Romboïdal, fait la démarche inverse. Par crainte de le perdre un jour à la guerre, elle prétend que le garçon qui vient de naître est une fille qui répond au prénom d’Hermosa. 


Jean-Philippe Salério donne à ces deux farces la dimension d’œuvres de portée universelle, et évite non sans tact la grivoiserie, même dans les scènes les plus scabreuses, comme celle du laxatif de Croquefer ou avec les travestis de Tulipatan. Les artistes se livrent dans les deux pièces sans retenue, si bien que la salle se laisse volontiers porter par ce spectacle burlesque au rythme enragé. Le quintette de chanteurs, qui sont autant de comédiens-danseurs, s’en donne à cœur joie, et l’on rit de bonne grâce avec eux des situations les plus loufoques. Flannan Obé brille autant en châtelain névrosé qu’en garçon manqué, et Emmanuelle Goizé excelle successivement en écuyer omnipotent et en fille manquée. A leurs côtés, Lara Neumann est une ineffable écervelée, François Rougier un délectable insouciant, et Loïc Boissier un déjanté guilleret. Dans la fosse, Christophe Grapperon dirige avec vitalité un ensemble coloré réduit à neuf musiciens par Thibault Perrine, fidèle arrangeur des Brigands. Au sein de cet ensemble instrumental, se distingue le contrebassiste des Ensembles Intercontemporain et Multilatéral Nicolas Crosse, venu s’encanailler un temps avec Offenbach. 

Bruno Serrou

jeudi 20 décembre 2012

Remplaçant Pierre Boulez au pied levé à l’Orchestre de Paris cette semaine, Mikko Franck s’est avéré en osmose totale avec l’art raffiné de Maurice Ravel



Paris, Salle Pleyel, mercredi 19 décembre 2012

L'Orchestre de Paris et Mikko Franck (à gauche) applaudissant lundi Pierre Boulez (à droite) venu les saluer. Photo : Orchestre de Paris, DR

Voilà tout juste un an que Pierre Boulez n’est plus apparu à Paris au pupitre du chef d’orchestre. C’était les 20 et 21 décembre 2011, à la tête de l’Orchestre de Paris, dans un programme présenté le premier soir sous la Pyramide du Louvre, devant 2500 personnes, le second dans une Salle Pleyel ultra-comble, dans un programme Schönberg/Bartók, avec Bertrand Chamayou en soliste, venu hier en spectateur. Ce même orchestre et ces mêmes lieux l’attendaient impatiemment cette semaine dans une monographie Ravel. Mais les problèmes ophtalmologiques qui le maintiennent loin des podiums depuis douze mois perdurent. Néanmoins, chacun des concerts qu’il avait prévu de diriger se déroule en sa présence, entouré de ses proches. Cette fois, il a même assisté aux répétitions, au grand plaisir des musiciens de l’Orchestre de Paris et du jeune chef finlandais Mikko Franck, qui a accepté de relever la gageure de remplacer au dernier moment son illustre aîné. Un chef remarquable entendu aux Chorégies d’Orange en juillet 2010 dans Tosca à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France.

Mikko Franck. Photo : DR

A 33 ans, Mikko Franck est déjà un chef confirmé. Avec le courage ou l’insouciance de la jeunesse qui a l’habitude de se battre, notamment contre la maladie, il a relevé un véritable défi pour ses débuts à l’Orchestre de Paris, en acceptant de remplacer l’un des musiciens les plus raffinés et exigeants de notre époque, bien que, contrairement à sa réputation, il soit aussi généreux et bienveillant avec les artistes de qualité et de bonne volonté. Dès lundi, Pierre Boulez s’était déplacé au Louvre pour saluer les musiciens de l’Orchestre de Paris, soutenir et prodiguer quelque conseil à son cadet au cas où ce dernier en eut demandé. L’aîné n’aura en fait eu qu’à se féliciter de la présence de son jeune confrère finlandais, qui a fait un sans faute tout au long de son séjour parisien.

Violoniste de formation, Franck a dirigé son premier concert à 17 ans, à l’Académie Sibelius d’Helsinki. A 23 ans, il s’est déjà produit à la tête des principaux orchestres finlandais et scandinaves, ainsi que des Philharmonia de Londres, London Symphony Orchestra, Orchestre du Staatsoper de Berlin, Orchestre Symphonique de la RAI, Orchestre Philharmonique d’Israël… Il a également dirigé entre autres les Orchestres Philharmoniques de Berlin, Munich, New York, Los Angeles, Symphonique de Chicago. En 2002, il est nommé directeur artistique du Festival Kangasniemi en Finlande. Cette même année 2002, il prend le poste de directeur artistique de l’Orchestre National de Belgique qu’il occupera jusqu’en 2007. Depuis 2008, il est directeur artistique et directeur général de la musique de l’Opéra national de Finlande, à Helsinki. Souffrant du dos, il dirige assis. Ce qui ne l’empêche pas d’imposer sa conviction, son geste précis, son élan, un sens extrême de la nuance, alternant délicatesse et force, sollicitant les solistes avec tact et concision, s’engageant physiquement sans ménager son corps douloureux transcendé par sa passion de la musique qu’il entend de toute évidence partager avec les musiciens de l’orchestre qu’il a en face de lui.

Ce qui s’est avéré évident dès la première œuvre du programme, Une Barque sur l'océan, somptueuse de couleurs, de climats et de souffle, houleuse, grandiose, impressionnante, avec embruns et tempête frémissants. S’en est ensuivi un Alborada del gracioso festif, virevoltant, nerveux, enluminé, joyeux, arêtes et reliefs étant magnifiés par un orchestre impressionnant d’homogénéité et de carnations. 

Nora Gubisch. Photo : DR

Quantité de cantatrices, et pas des moindres, se sont attachées au voluptueux cycle de trois mélodies Shéhérazade qui se situent dans la mouvance à la fois de l’Orient de Rimski-Korsakov par les couleurs et les timbres alanguis, de Claude Debussy par la déclamation libre s’appuyant sur des vers à la rythmique dégagée de Tristan Klingsor (1874-1966) et par la fluidité orchestrale, mais aussi de Wagner par la longueur de la phrase et la liberté de la forme, tout en restant infiniment ravélien dans ses modulations vives et scintillantes. Le tout est d’une beauté épanouie et sensuelle, à l’instar des trois appels au « vieux pays merveilleux » qui ouvre le cycle, Asie. Malgré un orchestre somptueux, le chef-d’œuvre mélodique de Ravel a manqué hier de sensualité, de féminité, de poésie, de charme. Nora Gubisch, qui a consacré à Ravel un remarquable disque de mélodies (1) accompagnée au piano par Alain Altinoglu, son mari, s’est trop attachée hier à l’articulation des mots aux dépends de la phrase, au risque d’un léger maniérisme. Le timbre chaud de la mezzo-soprano française possède pourtant les atouts pour cette musique charnelle, et elle a de toute évidence fait son possible pour restituer les climats des Mille et une Nuits, mais sans y parvenir vraiment, restant malgré elle à l’extérieur du propos. Serait-ce le trac qui la paralysait ainsi, un trac suscité par  la gageure de chanter devant Pierre Boulez ? Certes, Nora Gubisch a imposé sa belle musicalité, mais elle est restée sur son quant-à-soi, distante, comme roide. Certes précise dans la note, sans faute de justesse, la cantatrice ne s’est pas laissée aller, comme contrainte, ne parvenant pas de ce fait à partager et transmettre les infinies beautés de cette musique, malgré le superbe cocon dans lequel l’enveloppaient Mikko Franck et l’Orchestre de Paris.

Maurice Ravel (1875-1937). Photo : DR

Le moment le plus attendu du concert était l’intégrale du ballet Daphnis et Chloé de Maurice Ravel. Œuvre capitale de la musique du XXe siècle, Daphnis et Chloé n’est donnée la plupart du temps que dans l’une ou l’autre (voire les deux) suites d’orchestre que Ravel en a tiré (la première étant créée dès le 2 avril 1911 aux Concerts Colonne), jouées trop souvent dans un nuancier circonscrit dans un registre se situant au-delà de forte et enlevées dans des tempi excessivement rapides. « Symphonie chorégraphique en trois parties » composée en 1909-1912 à la demande de Serge de Diaghilev pour ses Ballets russes sur un argument de Michel Fokine, chorégraphe de la célèbre troupe, créée dans des décors et des costumes de Léon Bakst au Théâtre du Châtelet le 8 juin 1912 sous la direction de Pierre Monteux avec Vaclav Nijinsky et Tamara Karsavina en solistes, Daphnis et Chloé est un hommage à la Grèce du IIe siècle de notre ère. Il résulte de ce projet l’œuvre la plus développée de son auteur et, sans doute, son chef-d’œuvre. Cinquante-cinq minutes d’une musique où le chœur qui ne prononce que la voyelle « a » tient une place importante, ce qui explique sans doute la faible présence de cette œuvre au concert et, plus encore, à la scène. 

Marc Chagall (1887-1985) : Daphnis et Chloé (1961). Photo : DR

Aussi son absence hier m’est-elle apparue incompréhensible. D’autant plus que l’Orchestre de Paris dispose d’un excellent chœur mixte qui se produit indifféremment en effectifs complets ou seulement féminin ou masculin, un chœur qui n’aurait suscité aucun frais supplémentaires en cette période de restrictions budgétaires puisqu’il s’agit d’une formation amateur. Étonnant aussi que Pierre Boulez, qui devait à l’origine diriger le concert, ait accepté cette absence, lui qui est si exigeant face au texte et aux volontés des compositeurs. A moins que ce soit pour des raisons d'ordre purement pragmatique, ce qui ne serait pas étonnant de la part de Pierre Boulez, qui, souhaitant offrir au plus grand nombre cette grande partition qu'est Daphnis et Chloé, aurait décidé de renoncer au chœur qui n'aurait pu trouver sa place sous la Pyramide du Louvre... Mais ainsi, Daphnis et Chloé est-il apparu harmoniquement amputé, alors-même que l’harmonie est précisément l’une des forces de l’écriture de Ravel. C’est pourquoi si Ravel opta pour la participation de voix de femmes, c’est qu’il avait une excellente raison, et même si cela faisait partie d’un cahier des charges, il a exploité cette exigence en toute conscience et à bon escient. Et ce défaut est apparu rédhibitoire, car les voix et leur voyelle ouverte ont manqué dans les textures aiguës, ces « a » magiques qui instillent de l’air à la pâte sonore, élargissent les respirations au point de manquer fortement, hier soir, malgré les extraordinaires qualités d'exécution de l’Orchestre de Paris et la magnificence instrumentale suscitée par la direction enflammée de Mikko Franck, dont les mains et le regard ont pétri le son et exalté l’étoffe et le panache des pupitres solistes, flûte, flûte en sol, hautbois, cor anglais, basson, clarinette, clarinette basse, cor, trompette, trombone, violon, alto, violoncelle… Mikko Franck a dirigé avec l’art, la maîtrise et le raffinement du peintre cette immense fresque sonore qu’est Daphnis et Chloé de Ravel, tirant de chaque pupitre et de l’orchestre entier un fastueux feu d’artifice de couleurs toujours plus riches et sensuelles. Sans faire oublier pour autant l’absence du chœur, soulignée par le programme de salle qui proclamait bravement qu’il s’agissait de la première exécution de l’histoire de cette œuvre au concert dans une version pour orchestre seul... Sans aucune notification sur le pourquoi et le comment de ce choix.

Bernard Cazauran. Photo : DR

Mais c’est du côté des contrebasses qu’est venu le moment le plus émouvant de la soirée. A la fin du concert en effet, tandis qu'un long calicot se déployait depuis le dernier balcon, le chef finlandais a lu une courte allocution dans laquelle il a annoncé qu’une part de la mémoire de l’Orchestre de Paris s’en allait, avec le départ à la retraite de l’un de ses deux contrebasses solos, Bernard Cazauran, présent au sein de la phalange parisienne depuis sa fondation, en 1967, et qui donnait donc hier son ultime prestation… Ce grand artiste toujours souriant et enthousiaste aura été l’un des acteurs de l’épopée de l’Orchestre de Paris, depuis Charles Münch jusqu’à Paavo Järvi, en passant par Herbert von Karajan, Sir Georg Solti, Daniel Barenboïm, Semyon Bychkov, Christoph von Dohnanyi et Christoph Eschenbach, soit 45 ans d’histoire. 

"Merci Bernard". Photo : BS

Bruno Serrou

1) 1CD Naïve V 5304

mercredi 19 décembre 2012

CD : Wagner Dream, dernier des trois opéras achevés de Jonathan Harvey, entre Bouddha et Wagner




Mort le 5 décembre dernier à l’âge de 73 ans, le compositeur britannique Jonathan Harvey (1939-2012), qui aimait tant la France, a été marqué par la pensée de Karlheinz Stockhausen, à qui il a consacré plusieurs études, dont la spiritualité était assez proche de la sienne. Les textes religieux et mystiques ont en effet fécondé son inspiration. Les écrits bouddhistes, la Bible ou l’anthroposophe austro-hongrois Rudolf Steiner irriguent l’ensemble de la création de ce grand humaniste exigeante et singulièrement inventive.


Jonathan Harvey (1939-2012). Photo : IRCAM/DR


Dernier de ses trois opéras achevés, après Passion and Resurrection (1981), sur des drames sacrés bénédictins, et Inquest of Love (1991), drame de la compréhension et de la souffrance amoureuses, Wagner Dream fond dans une commune spiritualité christianisme et bouddhisme à travers l’opéra inachevé de Richard Wagner, les Vainqueurs, entrepris en 1856 et sur lequel l’Enchanteur de Bayreuth travaillait à Venise au moment de sa mort.

Alors qu’il concevait encore Parsifal, Richard Wagner, qui avait songé dès 1848 à un Jésus de Nazareth, se tourne vers un dernier projet, tout aussi ancien, les Vainqueurs. Le compositeur poète s’inspire dans cet ouvrage de l’Introduction à l’histoire du bouddhisme indien d’Eugène Barnouf. Ce dernier rapporte la légende de Prakriti, jeune fille candâla, qui brûle d’un amour passionné pour un disciple de Bouddha, Ananda, et qui, pour entrer dans le même ordre religieux que son amant, fait vœu de chasteté. Bouddha les incite à renoncer aux plaisirs de la chair pour atteindre la perfection. Intégrée à l’action, la particularité du texte qui associe passé et présent corroborait l’idée wagnérienne de la réminiscence fondée sur le système du leitmotiv. 

Jonathan Harvey, Wagner Dream, dans la mise en scène de Pierre Audi (2007). Photo : DR

Le Wagner Dream (Songe de Wagner) imaginé par Harvey avant même que son librettiste Jean-Claude Carrière le rejoigne, est celui que tout mourant fait lorsque l’âme est sur le point de se séparer du corps. Celui de Wagner se joue en ce début d’après-midi du 13 février 1883, où, terrassé par une crise cardiaque, le maître saxon s’allonge sur le lit de repos de son bureau de la mezzanine du palais Vendramin-Calergi, propriété du compte de Chambord, duc de Bordeaux, plantée au sommet de la courbe nord du Grand Canal de Venise. Tandis que Wagner et ceux qui le côtoient en ses ultimes moments sont campés par des comédiens ; son rêve et celui qui guide son esprit jusqu’au seuil de la mort sont incarnés par des chanteurs. Harvey a composé cet opéra en neuf scènes pour six chanteurs, cinq comédiens, chœur, ensemble et  électronique en temps réel de 2002 à 2006.

Mondialement connu pour ses scénarios pour Luis Buñuel, son librettiste, Jean-Claude Carrière, est par ailleurs l’auteur d’un livre d’entretiens avec le Dalaï-lama paru en février 1994 collecté dans son monastère du nord de l’Inde. Pourtant, son livret, écrit en anglais, est truffé de clichés dignes de la presse populaire, sans portée spirituelle et philosophique significative. Ce qui amoindrit la dimension de l’œuvre, mais sans lui nuire fondamentalement, tant la partition est somptueuse. Les passages entre le théâtre et la musique, la parole et le chant, le temps historique confié aux acteurs et le rêve confié aux chanteurs coulent avec naturel, l’électronique « live » réalisée à l’IRCAM par le compositeur et Gilbert Nouno est d’une justesse jamais atteinte encore dans le domaine de l’opéra, ce qui incite l’auditeur à se laisser porter au cœur de l’espace sonore qui l’enveloppe et ne cesse de le surprendre, se disséminant furtivement dans la salle. Ce qui est malheureusement aplani par le remarquable enregistrement produit par Cyprès (1), capté à Amsterdam en juin 2007 mais forcément réduit à la seule stéréophonie. Tout en évitant citations et pastiche, la musique extrêmement raffinée et aux harmonies chatoyantes, extraordinairement élaborée et d’une expressivité foisonnante qui réussit le miracle de fondre l’ombre de Wagner à travers celle de l’un de ses héritiers les plus marquants, Gustav Mahler, et les parfums de l’Orient à la pure créativité de Harvey, envoûte dès les premières mesures pour ne plus lâcher l’auditeur quatre vingt dix minutes durant.

 Jonathan Harvey, Wagner Dream, dans la mise en scène de Pierre Audi (2007). Photo : DR

La distribution est en tous points remarquable, tant côté comédie (brillant Wagner de Johan Leysen, Cosima plus vraie que nature de Catherine ten Bruggencate), que côté chant, avec l’impressionnant Bouddha de Dale Duesing, l’omnipotent Vairochana de Matthew Best, ainsi que le couple d’amoureux formé de Claire Booth (Pakriti) et Gordon Gietz (Ananda). Dirigé avec élan et rigueur par Martyn Brabbins, l’Ensemble Ictus de Bruxelles excelle dans cette partition d’une puissance et d’une densité saisissantes qui conforte le fait que Jonathan Harvey est l’un des compositeurs majeurs de sa génération.

Pour rappel, lors de la création de Wagner Dream au Grand-Théâtre de Luxembourg le 28 avril 2007 à laquelle j’ai assisté, la mise en scène de Pierre Audi, commanditaire de l’ouvrage comme directeur de l’Opéra d’Amsterdam, s’est avérée sobre et pertinente, se déployant au sein d’une scénographie de Jean Kalman qui coupait le monde réel de celui du songe en plaçant le premier sur le proscenium tandis que le second surplombait l’orchestre, lui-même placé entre les deux univers, les musiciens de l'Ensemble Ictus ayant revêtu les beaux costumes de Robby Duiveman, copie d’époque, et la tête coiffée d’un couvre-chef.

Bruno Serrou

1) 2CD Cyprès CYP5624

mardi 18 décembre 2012

John Cage par le Arditti Quartet, un concert-référence a été offert par la Cité de la Musique


Paris, Cité de la Musique, Amphithéâtre du Musée de la musique, lundi 17 décembre 2012


John Cage (1912-1992). Photo : DR


Au terme de cette année du centenaire de la naissance de John Cage et du vingtième anniversaire de sa mort, la Cité de la Musique a pris l’excellente initiative d’inviter le Quatuor Arditti à consacrer une soirée aux quatuors à cordes du compositeur new-yorkais dont il a gravé l’intégrale entre 1989 et 1992 (1). Il s’agissait hier soir donc d’un concert-référence auquel les cagiens se devaient d’assister. D’ailleurs, convié dans l’amphithéâtre du Musée de la Musique, le public est venu en nombre et l’écoute s’est avérée particulièrement attentive, malgré quelques toux vers la fin. 


Quatuor Arditti (de gauche à droite : Ralf Ehlers, Lucas Fels, Ashot Sarkissjan et Irvine Arditti). Photo : Astrid Karger, DR

 
Ce court concert (quatre-vingt minutes avec entracte) s’est ouvert sur le quatuor à cordes Music for Four, que John Cage (1912-1992) à composé en 1987-1988 et dédié au Quatuor Arditti, qui l’a créé en 1988 à l’Université de Wesleyan à Middletown, dans le Connecticut. Pour son exécution, les membres du Quatuor Arditti se sont dispersés à travers la salle afin que, conformément à l’exigence du compositeur, les quatre parties apparaissent comme autant d’individualités indépendantes. Ainsi, l’auditeur peut-il diriger à sa guise son attention sur l’un ou l’autre instrument et vers l’un des quatre points cardinaux de la salle. Ainsi, seul Lucas Fels (violoncelle) était assis sur le plateau, au fond, légèrement décalé côté cour, Irvine Arditti (premier violon) au pied du plateau, à jardin, Ashot Sarkissjan (second violon) mi-salle à cour, et Ralf Ehlers (alto) au centre derrière le public. A l’instar de la série des Music for… conçue entre 1984 et 1987 - le chiffre qui complète le titre correspondant au nombre de musiciens requis pour jouer l’œuvre -, et constituée de « pièces » et d’« interludes », Music for Four se fonde sur la technique dite « time brackets », tranches de temps ou segments temporels flexibles d’une durée indiquée en secondes au sein de laquelle le musicien peut choisir à sa guise le moment où il cesse de jouer et qui doit rester dans le silence. Œuvre lente, voire très lente, pointilliste avec instruments se répondant ou se reprenant les uns après les autres sur de courtes phrases, ou plutôt des bribes de phrases, voire une ou deux notes. Le côté itératif, loin cependant du répétitif minimaliste, invite à la rêverie et à la nonchalance, voire à fumer la moquette…

 Cage, String Quartet in Four Parts, extrait (1950)

Le String Quartet in Four Parts (Quatuor à cordes en quatre parties) date de 1949-1950. Il est l’une des dernières œuvres de Cage à ne pas être entièrement aléatoire. Comme les Sonates et Interludes pour piano préparé (1946-1948) et le ballet Les Saisons (1947), cet ouvrage explore les idées de la philosophie hindoue. Cage a entrepris le quatuor en 1949 à Paris. Avant de commencer à travailler sur la pièce, il dit à ses parents qu'il voulait composer une œuvre qui loue le silence, sans réellement l'utiliser. Après avoir achevé le premier mouvement, il en fut si fasciné par sa nouvelle façon de travailler qu'il a écrivit à ses parents : « Cette pièce se présente comme l’ouverture d’une autre porte, et les possibilités implicites sont illimitées ». Achevé à New York, le quatuor est dédiée à Lou Harrison, et a été créé le 12 août 1950 au Black Mountain College. L’œuvre illustre le concept indien des saisons qui veut que printemps, été, automne et hiver sont chacun associés à une idée spécifique, la création, la préservation, la destruction et la quiétude. Cage ajoute, pour deux des mouvements, un lieu, la France pour le premier et l’Amérique pour le dernier. Chaque partie occupe deux pages de partition. Trois des quatre mouvements ont des tempi plutôt lents. La partition plonge dans la musique renaissance avec un matériau musical chantant librement mais un chant brisé par des grincements qui rendent cette musique amère. La main gauche du violoncelliste gratte les cordes à vide qui donnent à l’instrument à archet un côté hyper-luth avec ses résonances de cordes sympathiques. Les trois premières parties ont des tempi lents, la troisième étant lentissime, tandis que le quatrième mouvement a le tour de danses anciennes, rigaudon ou gigue.

Un concert étonnant, voire dérangeant, typique de John Cage, dont la présence spirituelle était indubitable.

Bruno Serrou

1) 2CD Mode 17 et 27