Paris, Salle Pleyel, mercredi 19 décembre 2012
L'Orchestre de Paris et Mikko Franck (à gauche) applaudissant lundi Pierre Boulez (à droite) venu les saluer. Photo : Orchestre de Paris, DR
Voilà tout juste un an que
Pierre Boulez n’est plus apparu à Paris au pupitre du chef d’orchestre. C’était
les 20 et 21 décembre 2011, à la tête de l’Orchestre de Paris, dans un
programme présenté le premier soir sous la Pyramide du Louvre, devant 2500
personnes, le second dans une Salle Pleyel ultra-comble, dans un programme
Schönberg/Bartók, avec Bertrand Chamayou en soliste, venu hier en spectateur.
Ce même orchestre et ces mêmes lieux l’attendaient impatiemment cette semaine
dans une monographie Ravel. Mais les problèmes ophtalmologiques qui le maintiennent
loin des podiums depuis douze mois perdurent. Néanmoins, chacun des concerts qu’il
avait prévu de diriger se déroule en sa présence, entouré de ses proches. Cette
fois, il a même assisté aux répétitions, au grand plaisir des musiciens de l’Orchestre
de Paris et du jeune chef finlandais Mikko Franck, qui a accepté de relever la
gageure de remplacer au dernier moment son illustre aîné. Un chef remarquable entendu
aux Chorégies d’Orange en juillet 2010 dans Tosca
à la tête de l’Orchestre Philharmonique de Radio France.
Mikko Franck. Photo : DR
A 33 ans, Mikko Franck est
déjà un chef confirmé. Avec le courage ou l’insouciance de la jeunesse qui a l’habitude
de se battre, notamment contre la maladie, il a relevé un véritable défi pour ses
débuts à l’Orchestre de Paris, en acceptant de remplacer l’un des musiciens les
plus raffinés et exigeants de notre époque, bien que, contrairement à sa
réputation, il soit aussi généreux et bienveillant avec les artistes de qualité
et de bonne volonté. Dès lundi, Pierre Boulez s’était déplacé au Louvre pour saluer
les musiciens de l’Orchestre de Paris, soutenir et prodiguer quelque conseil à
son cadet au cas où ce dernier en eut demandé. L’aîné n’aura en fait eu qu’à se
féliciter de la présence de son jeune confrère finlandais, qui a fait un sans
faute tout au long de son séjour parisien.
Violoniste de formation, Franck
a dirigé son premier concert à 17 ans, à l’Académie Sibelius d’Helsinki. A 23
ans, il s’est déjà produit à la tête des principaux orchestres finlandais et scandinaves,
ainsi que des Philharmonia de Londres, London Symphony Orchestra, Orchestre du
Staatsoper de Berlin, Orchestre Symphonique de la RAI, Orchestre Philharmonique
d’Israël… Il a également dirigé entre autres les Orchestres Philharmoniques de
Berlin, Munich, New York, Los Angeles, Symphonique de Chicago. En 2002, il est
nommé directeur artistique du Festival Kangasniemi en Finlande. Cette même
année 2002, il prend le poste de directeur artistique de l’Orchestre National
de Belgique qu’il occupera jusqu’en 2007. Depuis 2008, il est directeur
artistique et directeur général de la musique de l’Opéra national de Finlande,
à Helsinki. Souffrant du dos, il dirige assis. Ce qui ne l’empêche
pas d’imposer sa conviction, son geste précis, son élan, un sens extrême de la
nuance, alternant délicatesse et force, sollicitant les solistes avec tact et
concision, s’engageant physiquement sans ménager son corps douloureux transcendé
par sa passion de la musique qu’il entend de toute évidence partager avec les
musiciens de l’orchestre qu’il a en face de lui.
Ce qui s’est avéré évident
dès la première œuvre du programme, Une Barque
sur l'océan, somptueuse de couleurs, de climats et de souffle, houleuse,
grandiose, impressionnante, avec embruns et tempête frémissants. S’en est
ensuivi un Alborada del gracioso festif,
virevoltant, nerveux, enluminé, joyeux, arêtes et reliefs étant magnifiés par un
orchestre impressionnant d’homogénéité et de carnations.
Nora Gubisch. Photo : DR
Quantité de cantatrices, et pas des moindres, se
sont attachées au voluptueux cycle de trois mélodies Shéhérazade qui se situent dans la mouvance à la fois de l’Orient
de Rimski-Korsakov par les couleurs et les timbres alanguis, de Claude Debussy
par la déclamation libre s’appuyant sur des vers à la rythmique dégagée de
Tristan Klingsor (1874-1966) et par la fluidité orchestrale, mais aussi de
Wagner par la longueur de la phrase et la liberté de la forme, tout en restant
infiniment ravélien dans ses modulations vives et scintillantes. Le tout est
d’une beauté épanouie et sensuelle, à l’instar des trois appels au « vieux
pays merveilleux » qui ouvre le cycle, Asie.
Malgré un orchestre somptueux, le chef-d’œuvre mélodique
de Ravel a manqué hier de sensualité, de féminité, de poésie, de charme. Nora
Gubisch, qui a consacré à Ravel un remarquable disque de mélodies (1)
accompagnée au piano par Alain Altinoglu, son mari, s’est trop attachée hier à
l’articulation des mots aux dépends de la phrase, au risque d’un léger
maniérisme. Le timbre chaud de la mezzo-soprano française possède pourtant les
atouts pour cette musique charnelle, et elle a de toute évidence fait son
possible pour restituer les climats des Mille et une Nuits, mais sans y parvenir
vraiment, restant malgré elle à l’extérieur du propos. Serait-ce le trac qui la
paralysait ainsi, un trac suscité par la
gageure de chanter devant Pierre Boulez ? Certes, Nora Gubisch a imposé sa belle
musicalité, mais elle est restée sur son quant-à-soi, distante, comme roide.
Certes précise dans la note, sans faute de justesse, la cantatrice ne s’est pas
laissée aller, comme contrainte, ne parvenant pas de ce fait à partager et transmettre
les infinies beautés de cette musique, malgré le superbe cocon dans lequel l’enveloppaient
Mikko Franck et l’Orchestre de Paris.
Maurice Ravel (1875-1937). Photo : DR
Le moment le plus attendu du concert était
l’intégrale du ballet Daphnis et Chloé
de Maurice Ravel. Œuvre capitale de la musique du XXe siècle, Daphnis et Chloé n’est donnée la plupart
du temps que dans l’une ou l’autre (voire les deux) suites d’orchestre que
Ravel en a tiré (la première étant créée dès le 2 avril 1911 aux Concerts
Colonne), jouées trop souvent dans un nuancier circonscrit dans un registre se
situant au-delà de forte et enlevées dans
des tempi excessivement rapides.
« Symphonie chorégraphique en trois parties » composée en 1909-1912 à
la demande de Serge de Diaghilev pour ses Ballets russes sur un argument de
Michel Fokine, chorégraphe de la célèbre troupe, créée dans des décors et des
costumes de Léon Bakst au Théâtre du Châtelet le 8 juin 1912 sous la direction
de Pierre Monteux avec Vaclav Nijinsky et Tamara Karsavina en solistes, Daphnis et Chloé est un hommage à la Grèce du IIe siècle de notre
ère. Il résulte de ce projet l’œuvre la plus développée de son auteur et, sans
doute, son chef-d’œuvre. Cinquante-cinq minutes d’une musique où le chœur qui
ne prononce que la voyelle « a » tient une place importante, ce qui
explique sans doute la faible présence de cette œuvre au concert et, plus
encore, à la scène.
Marc Chagall (1887-1985) : Daphnis et Chloé (1961). Photo : DR
Aussi son absence hier m’est-elle apparue incompréhensible.
D’autant plus que l’Orchestre de Paris dispose d’un excellent chœur mixte qui
se produit indifféremment en effectifs complets ou seulement féminin ou
masculin, un chœur qui n’aurait suscité aucun frais supplémentaires en cette
période de restrictions budgétaires puisqu’il s’agit d’une formation amateur. Étonnant aussi que Pierre Boulez, qui devait à l’origine
diriger le concert, ait accepté cette absence, lui qui est si exigeant face au
texte et aux volontés des compositeurs. A moins que ce soit pour des raisons d'ordre purement pragmatique, ce qui ne serait pas étonnant de la part de Pierre Boulez, qui, souhaitant offrir au plus grand nombre cette grande partition qu'est Daphnis et Chloé, aurait décidé de renoncer au chœur qui n'aurait pu trouver sa place sous la Pyramide du Louvre... Mais ainsi, Daphnis et Chloé est-il apparu harmoniquement amputé, alors-même que
l’harmonie est précisément l’une des forces de l’écriture de Ravel. C’est
pourquoi si Ravel opta pour la participation de voix de femmes, c’est qu’il
avait une excellente raison, et même si cela faisait partie d’un cahier des
charges, il a exploité cette exigence en toute conscience et à bon escient. Et
ce défaut est apparu rédhibitoire, car les voix et leur voyelle ouverte ont
manqué dans les textures aiguës, ces « a »
magiques qui instillent de l’air à la pâte sonore, élargissent les respirations
au point de manquer fortement, hier soir, malgré les extraordinaires qualités
d'exécution de l’Orchestre de Paris et la magnificence instrumentale suscitée
par la direction enflammée de Mikko Franck, dont les mains et le regard ont pétri
le son et exalté l’étoffe et le panache des pupitres solistes, flûte, flûte en
sol, hautbois, cor anglais, basson, clarinette, clarinette basse, cor,
trompette, trombone, violon, alto, violoncelle… Mikko Franck a dirigé avec l’art,
la maîtrise et le raffinement du peintre cette immense fresque sonore qu’est Daphnis et Chloé de Ravel, tirant de
chaque pupitre et de l’orchestre entier un fastueux feu d’artifice de couleurs
toujours plus riches et sensuelles. Sans faire oublier pour autant l’absence du
chœur, soulignée par le programme de salle qui proclamait bravement qu’il s’agissait
de la première exécution de l’histoire de cette œuvre au concert dans une
version pour orchestre seul... Sans aucune notification sur le pourquoi et le
comment de ce choix.
Bernard Cazauran. Photo : DR
Mais c’est du côté des
contrebasses qu’est venu le moment le plus émouvant de la soirée. A la fin du
concert en effet, tandis qu'un long calicot se déployait depuis le dernier balcon, le chef finlandais a lu une courte allocution dans laquelle il
a annoncé qu’une part de la mémoire de l’Orchestre de Paris s’en allait, avec
le départ à la retraite de l’un de ses deux contrebasses solos, Bernard
Cazauran, présent au sein de la phalange parisienne depuis sa fondation, en
1967, et qui donnait donc hier son ultime prestation… Ce grand artiste toujours souriant et enthousiaste aura été
l’un des acteurs de l’épopée de l’Orchestre de Paris, depuis Charles Münch
jusqu’à Paavo Järvi, en passant par Herbert von Karajan, Sir Georg Solti,
Daniel Barenboïm, Semyon Bychkov, Christoph von Dohnanyi et Christoph
Eschenbach, soit 45 ans d’histoire.
"Merci Bernard". Photo : BS
Bruno
Serrou
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Naïve V 5304