samedi 2 novembre 2019

Livre : Domenico Scarlatti par Martin Mirabel chez Actes Sud


« La musique française de clavecin provient du luth, l’italienne de l’orgue et l’allemande, après s’être affranchie des deux premières, de l’orchestre. Dans ses sonates, [Domenico] Scarlatti remplace l’influence du luth français par la guitare espagnole. » C’est ainsi que Martin Mirabel dans la courte partie qu’il consacre à l’œuvre de Domenico Scarlatti, résume la création du compositeur italien qui passa les trente-huit dernières années de sa vie (1719-1757) dans la péninsule ibérique, dont vingt ans à la cours royale espagnole à Madrid (1737-1757) au service de l’infante du Portugal Maria Barbara, qui allait devenir reine d’Espagne.

Ecrit dans la perspective du trois cent cinquante cinquième anniversaire de la naissance de Domenico Scarlatti (1685-1757) - mais aussi des trente ans de la disparition du plus inspiré de ses chantres, le claveciniste canadien Scott Ross, premier et unique claveciniste à ce jour à avoir joué et enregistré la totalité des 555 Sonates (1) -, l’essai de Martin Mirabel se présente non pas comme une monographie classique, mais comme une véritable ode amoureuse à la gloire du maître du clavecin. L’écriture est davantage celle d’un poète que d’un biographe, aussi talentueux puisse-t-il être. Le lecteur se laisse en effet avant tout porter par l’onirisme du texte plutôt que par les faits, qui sont ici prétextes à un style raffiné, passionné trahissant une spontanéité et un sens littéraire aigu. Bref, l’idéal pour plonger dans l’univers miniature des 555 Sonates pour clavecin du maître italo-espagnol : « Tout chante dans les sonates de Scarlatti, écrit l'auteur. L'on peut y entendre les arbres et les fleurs, le soleil et la lune, l’eau et le vent. Nature disponible, timbres. La gamme comme palette et le clavier comme bout du monde. » A l’instar de son héros, l’auteur recrée son personnage. « Scarlatti est un pur artiste. Ne pas se méprendre : l’Espagne chez Scarlatti est inventée. Elle est stylisée, et recréée. Ce n’est pas l’Espagne, c’est son Espagne. »

Né à Naples le 26 octobre 1685, sixième des dix enfants du compositeur Alessandro Scarlatti, auteur de cent-quinze opéras, une quinzaine de messes, sept-cents cantates, sérénades et madrigaux, une dizaine de symphonies, de nombreuses pièces pour clavecin et pour orgue, considéré comme le fondateur de l’Ecole napolitaine, concurremment aux Ecoles florentine, vénitienne et romaine, Domenico Scarlatti apprend très tôt à chanter, à jouer du clavier, à improviser sous la tutelle de son père qui se montre exigeant et impatient au point de terrifier son fils. En 1701, âgé de 16 ans, Domenico Scarlatti devient maître de chapelle du vice-roi de Naples dont il est l’organiste et le compositeur. Six mois plus tard, il se rend à Florence avec son père, où il compose ses premières œuvres connues. En 1704, il est à Venise accompagné par le castrat Nicolo Grimaldi et en possession d’une lettre de recommandation de son père adressée à Ferdinand de Médicis. Au service de la Reine de Suède exilée, il rencontre Francesco Gasparini, Georg Friedrich Haendel et Thomas Roseingrave. En 1709, il est à Rome, toujours avec son père, où il rencontre la reine de Pologne en exil, Marie-Casimir-Louise de La Grange d’Arquien (Maria Casimira) et le cardinal Ottoboni, dédicataire des cantates italiennes de Haendel, mécène, logeur de Corelli. C’est chez lui qu’a lieu la joute entre Domenico Scarlatti et Haendel, que le premier aurait remportée au clavecin et le second à l’orgue. Entre 1710 et 1714, Domenico Scarlatti écrit sept opéras. Il devient maître de chapelle du Vatican, et rencontre en 1714 l’ambassadeur du Portugal à Rome, le marquis de Fontes. A sa demande, dans le but de célébrer le naissance de l’infant du Portugal, il compose une cantate, qui marque le début de la relation de Domenico Scarlatti avec la maison de Bragance, le roi Jean V le faisant immédiatement appeler à Lisbonne où il sera maître de chapelle et chargé de l’éducation musicale de sa fille qui vient de naître, Maria Barbara. C’est de Rome que Jean V fait venir à Lisbonne chanteurs, maîtres de chœur, partitions et Scarlatti… C’est le début d’une relation hors du commun entre une élève et son maître qui va déterminer à la fois la vie et l’œuvre de ce dernier. En janvier 1729, Maria Barbara épouse le futur roi d’Espagne, Ferdinand VI. Scarlatti suit son élève, et finira ses jours au service de la reine d’Espagne, d’abord à Séville, puis à Madrid à partir de 1733. Quatre ans plus tard, le célèbre castrat Farinelli l’y rejoint. « On se prête à rêver aux séances musicales de Farinelli et la Reine chantant en duo acccompagnés par Domenico », s’enthousiasme Martin Mirabel. L’auteur rappelle aussi la passion du compositeur pour le jeu sous toutes ses formes, « le hasard et les nombres, l’illusion et la chance, l’espoir et la perte, la vie et la mort ».  D’où de lourdes dettes, comblées par la Reine, qui exige une contrepartie au paresseux - il confiera la rédaction de ses pièces pour clavecin au Padre Soler -, ce seront les 555 sonates dont les Essercizi, réunis en quinze volumes aujourd’hui à Venise.  

La dernière partie du livre est consacrée à la résurrection et à la propagation de l’œuvre de Domenico Scarlatti. « Si je ne craignais pas de m’attirer les foudres des imbéciles, écrira Frédéric Chopin, je jouerais [Domenico Scarlatti] en concert. J’affirme qu’un jour viendra où il sera fréquemment joué dans les concerts, que le public l’appréciera et s’en réjouira. » Robert Schumann transmettra le virus Scarlatti à Johannes Brahms : « Je ne suis pas un grand amateur de la musique de Scarlatti, écrira ce dernier : ses sonates sont trop semblables, de forme et de caractère, mais j’aime à les jouer une à une, et j’en possède beaucoup. ». Vient au début du XXe siècle la résurrection du clavecin, à l’instigation de Wanda Landowska, qui publie un livre intitulé Musique ancienne dans lequel la musicienne polonaise écrit : « C’est le peuple qu’aime Scarlatti, c’est surtout la rue qui l’attire, la rue bariolée et grouillante. Secouée par la frénésie de la danse, par les sanglots et le désir, cette musique tendre, espiègle, effrénée, prend sa nourriture dans un mouvement perpétuel. » Puis vient Ralph Kirkpatrick, qui établit un premier catalogue des sonates. Suit Scott Ross, élève de Pierre Cochereau, Huguette Grémy-Chauliac, Michel Chapuis et Kenneth Gilbert qui enregistre « génialement » les 555 Sonates qu’il enregistre à l’invitation de Christine Demangel, qui lui propose de venir chez elle au château d’Assas, non loin de Montpellier, jouer sur le clavecin de XVIIIe siècle que sa mère a récemment acquis. Instrument à la « sonorité limpide, lumineuse et évidente ». C’est au château d’Assas ainsi que dans les studios de Radio France à Paris qu’a lieu l’enregistrement des sonates, entre le 16 juin 1984 et le 10 septembre 1985 en quatre vingt dix huit séances. Martin Mirabel évoque également les enregistrements de sélections de sonates au piano par de grands interprètes comme Vladimir Horowitz, Marcelle Meyer et Ivo Pogorelich, ainsi que Martha Argerich, Dinu Lipatti, Glenn Gould et jusqu’à Béla Bartók.

Puis l’auteur passe à la définition d’une sonate de Scarlatti « pièce courte en deux parties qui, sans les reprises, varie entre une et sept minutes, un monde miniature ou l’infiniment grand est contenu dans l’infiniment petit, un télescope dans lequel on voit se mouvoir les planètes dans un univers en expansion… Elles recèlent une rage contenue, tenue, pressurisée, fierté, cambrure, figures géométriques, poudroiements d’étoiles ».

En guise d’épilogue, ces seuls mors : Vivi Felice

En annexe, les habituels repères chronologiques, bibliographiques, littéraires et discographiques, ainsi que les index des noms et des œuvres.

Bruno Serrou

Martin Mirabel, Domenico Scarlatti. Préface d'André Tubeuf. Actes Sud, 2019 (160 pages, 17€)

1) Coffret de 34 CD Warner Classics/Erato

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